L'ordonnance n° 45-2283 du 9 octobre 1945 est à peu près inconnue du grand public, mais l'une de ses dispositions a eu une postérité telle dans notre appareil administratif et politique que nul ne saurait en réalité l'ignorer. Aucun Français d'ailleurs ne l'ignore, quand bien même il n'aurait jamais entendu parler de ce texte relatif « à la formation, au recrutement et au statut de certaines catégories de fonctionnaires, et instituant une direction de la fonction publique et un conseil permanent de l'administration civile. » Mieux encore : chacun se forge dès son plus jeune âge une opinion tranchée, définitive, irrévocable, sur un certain objet de ladite ordonnance, objet de désir pour les uns, de haine et de mépris pour les autres, et à coup sûr de fantasme pour le plus grand nombre.
Cet objet, unique en son genre, c'est bien sûr l'Ecole nationale d'administration.
Il est peu probable que les pères de la réforme de la fonction publique à la Libération aient soupçonné que cette école, qui en formait le cœur et qui sortit toute armée du cerveau de Michel Debré, susciterait plusieurs décennies après sa création de tels accès de défiance et d'hostilité, dont aucune sensibilité politique, aucune communauté professionnelle – y compris parmi les énarques ! -, aucune classe d'âge ne semble exempte.
Sans doute auraient-ils été bien surpris de découvrir qu'elle est devenue, à tort ou à raison, le symbole de l'entre soi et de la reproduction sociale alors qu'ils l'avaient conçue comme un puissant outil de renouvellement des élites et de modernisation du recrutement de la haute fonction publique (notamment en l'ouvrant aux femmes).
Mais on peut également penser qu'ils auraient été stupéfaits d'apprendre que l'accès à la magistrature suprême passerait un jour presque obligatoirement par l'ENA.
Le fait est que le rôle pris par cette dernière dans l'appareil administratif français, dans la formation des décideurs publics et d'un nombre élevé de dirigeants de grandes entreprises, privées comme publiques, mais aussi jusqu'à la désignation du premier des Français, lui a conféré une influence, un magistère intellectuel et une présomption de domination sociale sans équivalent dans l'histoire de notre pays - et sans exemple à l'étranger.
L'élection d'Emmanuel Macron à l'Elysée vient d'ouvrir une page supplémentaire dans le livre passionnel de la prééminence de l'ENA à la tête de l'Etat.
Depuis Valéry Giscard d'Estaing (promotion « Europe »), tous les Présidents de la Vème République sont passés par l'ENA. A deux exceptions près. L'une des deux ne compte pas : François Mitterrand n'était certes pas diplômé de cette école, mais il avait achevé sa formation dans les années 30 ; diplômé de l'Ecole Libre des Sciences Politiques ainsi qu'en droit public, le natif de Jarnac n'avait pas à rougir de son pedigree, comparable à celui de ses contemporains faisant carrière dans les grands corps de l'Etat. De sorte que depuis le normalien Georges Pompidou (major de l'agrégation de lettres en 1934), le seul locataire de l'Elysée qui ait emprunté d'autres chemins se nomme Nicolas Sarkozy. Encore convient-il de préciser que si le successeur de Jacques Chirac (promotion « Vauban ») avait été davantage doué pour les études, il aurait vraisemblablement tenté l'ENA ; au lieu de quoi, il échoua à terminer sa formation à Sciences Po.
L'observateur attentif aura relevé que depuis 1974, l'ENA n'a jamais été absente d'un second tour de l'élection présidentielle. Jusque-là, elle avait joué les seconds rôles ou aucun rôle du tout (à d'anecdotiques exceptions près, comme la candidature en 1969 d'un jeune inspecteur des Finances nommé Michel Rocard.)
La campagne de 2017 n'a pas dérogé à cette règle vieille maintenant de plus de quarante ans et dont rien ne permet de penser qu'elle sera battue en brèche lors des suivantes.
Systématiquement présente en finale, l'ENA a été tour à tour victorieuse (Giscard, 1974 ; Chirac, 1995 et 2002 ; Hollande, promotion « Voltaire », 2012) et battue (Giscard, 1981 ; Chirac, 1988 ; Jospin, promotion « Stendhal », 1995, face à un autre énarque ; Ségolène Royal, promotion « Voltaire », 2007). Mais la défaite n'a jamais entraîné sa disparition de la scène, tant il est vrai que les (rares) présidents de la République n'étant pas passés par l'ENA ont veillé à s'entourer d'anciens élèves (par exemple les très influents Jacques Attali et Hubert Védrine pour François Mitterrand, ou les non moins puissants Claude Guéant, Xavier Musca ou encore Emmanuelle Mignon pour Nicolas Sarkozy, sans compter les cadres du parti tels Laurent Wauquiez, major de la promotion « Mandela », ou Valérie Pécresse, 2ème de la promotion « Condorcet », devenus tous deux, depuis, présidents de Région.)
Sur la ligne de départ du tournoi 2017, quatre des onze prétendants étaient passés par la « case ENA » (Emmanuel Macron, promotion « Léopold Sédar Senghor »(1), Jacques Cheminade, promotion « Jean Jaurès », François Asselineau, promotion « Léonard de Vinci », Nicolas Dupont-Aignan, promotion « Liberté-Egalité-Fraternité »), un chiffre évidemment sans aucune proportion avec le poids numérique des énarques au sein de la population française en âge de se présenter aux élections, et donnant de ce fait l'impression d'une invraisemblable surreprésentation de « l'énarchie » dans l'offre électorale.
Emblème à la fois envié et décrié de l'élitisme français, l'ENA constitue aussi une extraordinaire « exception française » par la place symboliquement centrale, écrasante, qu'elle occupe dans la vie politique de notre nation.
Dans aucune autre grande démocratie, une seule école ou université monopolise de la sorte les meilleures places.
Certes, nombre de Premiers ministres britanniques sont diplômés de Cambridge ou d'Oxford. Mais ils n'y ont pas suivi des études identiques centrées sur le droit public, la gestion administrative et les politiques économiques. Pour ne parler que des derniers locataires en date de Downing Street, les diplômés d'Oxford que sont Teresa May, David Cameron et Tony Blair y ont poursuivi respectivement des études de géographie, philosophie et économie, et droit. Gordon Brown, ancien de l'université d'Edimbourg, a fait de l'histoire. John Major a pour sa part quitté l'école à 16 ans avant de devenir employé chez un courtier en assurances. Enfin, Margaret Thatcher intégra Oxford pour y suivre… un cursus de chimie.
De même, imagine-t-on que les locataires de la Maison-Blanche soient tous issus, par exemple, de l'université de Stanford ou de celle de Harvard, ou bien encore de l'académie militaire de West Point ? Ou que les chanceliers allemands aient suivi sans exception leur scolarité dans le même institut d'enseignement administratif ? N'oublions pas, par exemple, qu'Angela Merkel est à l'origine une physicienne, spécialiste des isotopes et des rayonnements, et a débuté sa carrière comme chercheuse à l'Académie des sciences de RDA.
Certes, nombre de nos futurs présidents de la République avaient fait d'autres études avant de rejoindre les bancs de l'ENA (VGE à l'X, Hollande à HEC, Macron à la fac de philo de Nanterre… ). Mais une fois admis en son sein, ils sont inexorablement rentrés dans un moule, celui de la haute fonction publique qui est trop souvent encline à penser que l'Etat est seul dépositaire de l'intérêt général, du bien commun et peut-être même du sens de l'Histoire.
Ce mode de recrutement exagérément monolithique et « malthusien » des futurs locataires de l'Elysée n'est pas sans poser problème, même s'il convient de préciser que, nombreux dans l'entourage du chef de l'Etat, dans les cabinets ministériels et a fortiori dans les administrations centrales, moins de 10 % des énarques font de la politique active et briguent des mandats électifs.
Soixante-dix ans après sa création, l'ENA est en haut de l'affiche et entend bien y rester. Elle illustre à sa manière, pour le meilleur et pour le pire, l'exception française et l'art français de la politique. Et alors que cette star impopulaire et fascinante de notre système éducatif est devenue, depuis tant d'années, la voie royale pour l'Elysée, elle n'a pas été tendre avec son géniteur : Michel Debré, candidat à la magistrature suprême en 1981, recueillit moins de 2 % des suffrages. On n'est jamais trahi que par les siens… ■
(1) Pour l'anecdote, la promotion d'Emmanuel Macron à l'ENA porte le nom d'un ancien Président (du Sénégal), qui fut lui aussi khâgneux, échoua lui aussi à intégrer l'ENS et ne se destinait pas à l'origine à la politique