Les attentats du 13 novembre n'ont pas été un coup de tonnerre dans un ciel limpide : ils ne le furent que pour ceux qui refusaient de voir la réalité du monde et de comprendre que la guerre resserrait progressivement son étreinte autour de l'Europe. Les bons sentiments ne suffisent pas à la protection. La guerre n'est pas un phénomène « hors sol » réservé aux autres : elle vient frapper ceux qui refusent de la regarder en face. En ce sens, le désarmement militaire, policier et moral de la France devait immanquablement se traduire un jour par une catastrophe sécuritaire. Quelle pitié que, malgré de sonores avertissements, il ait fallu le bain de sang du Bataclan pour sortir de l'innocence. Que de temps perdu, par illusion, démissions politiciennes successives et dilution du sens de l'intérêt supérieur de la Nation !
Aujourd'hui, nul ne doit plus en douter : nous sommes en guerre. Nous le sommes parce qu'une entité politique, Daech, cherche à étendre son empire – le califat – par la destruction et la mort, parce qu'il veut détruire nos croyances, nos valeurs, nos modes de vie. Nous sommes même dans une guerre « absolue » qui verra la destruction « absolue » de l'une ou l'autre des parties. Etre en guerre est une chose ; le comprendre, le dire enfin, c'est mieux. Mais insuffisant : puisque nous sommes en guerre, la Nation doit consentir à l'effort de guerre, afficher des priorités et s'y tenir. Ce vocable guerrier est manié depuis longtemps sans que rien ne change hors la gestuelle des discours. Il est temps de passer aux actes.
Car c'est de courage politique dont les Français ont d'abord besoin. Il faut aujourd'hui à la France un langage de vérité et de responsabilité. La sécurité n'est pas un acquis social : tout ne viendra pas de l'Etat. Nous sommes entrés dans un temps long de risque et de douleur, un temps de sacrifices individuels envers la communauté. En termes de libertés à court terme, en termes de commodités de vie aussi. Depuis trop longtemps, l'Etat-providence dévore l'Etat-régalien qui n'a plus les moyens des missions qui constituent sa raison d'être : défense, sécurité, justice et diplomatie. N'en doutons pas : dans le domaine sécuritaire, le Bataclan, c'est la faillite de l'Etat régalien. Certes, on ne peut empêcher le loup solitaire de tirer dans la foule : il ne s'agit pas de cela mais d'un massacre de masse organisé patiemment à quelques kilomètres de la place Beauvau. La faille est immense et le sursaut nécessaire. Ne tergiversons plus un instant, le déni de réalité devient un mensonge d'Etat. Depuis des décennies, les budgets consacrés aux fonctions régaliennes se sont réduits jusqu'à ne plus représenter que 2,8% du PIB quand la dépense publique en dévore 57% ! Ce sont, chaque année, 30 milliards de moins qu'il y a 25 ans. Des transferts budgétaires doivent être décidés : la gabegie de la formation professionnelle et du millefeuilles administratif est-elle préférable à la liberté et la sécurité ? Les Français sont aujourd'hui prêts à entendre un discours fort. Les mesures réactives de Versailles étaient nécessaires, mais elles sont très insuffisantes. La communication ne suffit pas : l'Etat doit se fixer des objectifs à la hauteur des manquements et des défis, puis construire la stratégie volontariste qui permettra d'y parvenir dans la persévérance et la durée.
C'est particulièrement vrai en termes de Défense, car celle-ci se délite depuis plus de vingt ans. Un soupçon de prudence a longtemps empêché nos responsables exécutifs de trop céder à la tentation d'empocher les « dividendes de la paix ». Une première sérieuse encoche a été faite avec la LPM 2008-2013, puis le pire est venu : la LPM 2014-2019. Le budget est clairement passé au-dessous du seuil de suffisance : à la multiplication d'opérations très exigeantes a correspondu une diminution constante des moyens. L'actualisation de cette loi en juin 2015 et les annonces de Versailles marquent une légère inflexion, mais ces mesures sont trop marginales pour remédier aux coups destructeurs portés depuis longtemps à notre appareil militaire. Dans un contexte en constante mutation, il faut redonner à la France les moyens de faire face à l'immédiat, sans pour autant lui sacrifier un avenir que nul ne peut prédire : c'est dire si le défi à relever va demander efforts budgétaires, constance et courage. Les armées, donc la défense de la France et des Français, paient aujourd'hui l'incapacité de nos dirigeants successifs à engager une véritable politique de maîtrise des dépenses publiques. C'est désormais une exigence sécuritaire et stratégique.
Si cette remise à niveau des investissements de Défense est nécessaire, elle ne sera cependant pas suffisante. Il faut revenir sur une décennie de désorganisation de cette institution. En effet, en trois couches successives, au mépris de la spécificité de ce ministère et de sa fonction essentielle, un terrible excès d'interarmisation, de mutualisation mais aussi de civilianisation est venu à bout du bon fonctionnement des armées. L'application brutale de la LOLF (Loi organique relative aux lois de finances), en 2006, a constitué un premier coup majeur. Par un double mouvement d'effacement des chefs d'état-major d'armée et de rehaussement des autres grands subordonnés du ministre, le Chef d'état-major des armées reste le seul chef militaire en relation directe avec le ministre, à égalité désormais avec le Secrétaire général pour l'administration (SGA) et le Délégué général pour l'armement (DGA). Le ministère oublie définitivement qu'il est le « ministère des Armées » et que les branches administratives sont là pour les soutenir ; le vieux principe militaire « soutenu/soutenant » est oublié. La deuxième étape, en 2009, c'est la RGPP ou révision générale des politiques publiques. Elle déstructure le ministère par l'application excessive de principes contraires à l'efficacité militaire. Il se retrouve « matricialisé » - c'est-à-dire « déresponsabilisé », ce qui va produire le désastre du système de solde Louvois ou le scandale du dépôt de munitions de Miramas – et « mutualisé », avec l'aberrante création des Bases de défense. Le troisième coup, depuis 2012, c'est la soi-disant « nouvelle gouvernance » du ministère, avec de nouveaux pans de responsabilité enlevés aux chefs militaires et attribués aux grands directeurs : le commandement est dépossédé de la politique des ressources humaines, bien que « l'homme ait toujours été l'instrument premier du combat » et de la réflexion stratégique avec la création de la DGRIS. Au dysfonctionnement global s'ajoute hélas la décrédibilisation des chefs militaires qui se retrouvent désormais impuissants à corriger les disfonctionnements et carences matérielles.
Ces chefs militaires doivent retrouver toute leur place, dans l'intérêt supérieur de la France. Le politique s'y est peu à peu emparé de la réflexion sur la défense : les institutions de la Vème République, l'émergence du nucléaire et le précédent algérien ont favorisé cette mainmise. Aujourd'hui, très peu d'officiers jouent leur rôle de « stratège pour la France », un rôle qui constitue pourtant une part importante de leur raison d'être dans la Nation. On ne les entend pas sur les grandes problématiques stratégiques, les dérives de l'institution militaire, la dégradation des forces. Bridé par un devoir de réserve exagérément scrupuleux, le militaire est devenu excessivement révérant envers des autorités administratives ou politiques auxquelles il rend le très mauvais service de ne leur dire que ce qu'elles veulent entendre.
Pourtant, l'expression libre des militaires sur les problèmes stratégiques n'est pas seulement légitime, elle est nécessaire : les restrictions à la liberté d'expression sont les meilleures ennemies de la défense de la France. Il n'y a pas d'armée victorieuse qui n'ait d'abord su créer les conditions de l'expression de la pensée libre de ses cerveaux. La discipline constitue la force principale des armées, mais la pensée libérée est la deuxième composante de leur efficacité, parce qu'elle suscite le dynamisme intellectuel et permet ainsi de l'emporter dans un espace stratégique d'abord marqué par son caractère dialectique. L'équilibre est difficile à trouver, mais le déséquilibre en faveur du silence est la marque avant-première de la sclérose et de la défaite.
Les Français doivent en être sûrs, parce qu'ils l'ont payé très cher, en souffrances et en humiliations : la négation des dimensions politique et stratégique du soldat, son cantonnement toujours plus étroit dans ce que l'on baptise à tort son « cœur de métier » constituent une menace directe pour leur sécurité. ■
* Vient de publier La dernière bataille de France – Lettre aux Français qui croient être encore défendus - Gallimard