Mercredi 9 mars 1983 – Radio Australie se fait l’écho du débarquement de plusieurs représentants de la chefferie d’Anatom, la plus méridionale des îles qui constituent la jeune république du Vanuatu, sur les îlots volcaniques de Matthew et de Hunter. Transportés sur les lieux à bord de l’Euphrosyme, ces « coutumiers » y ont hissé le drapeau national, sous l’œil de photographes appelés à immortaliser la scène… Une provocation qui va inciter Paris, via les autorités de Nouvelle-Calédonie, à réagir en dépêchant sur le plus accessible de ces deux îlots un détachement des forces armées territoriales, qui sera cantonné pour de longs mois dans le « Fort Matthew », un camp bâti à la hâte avec les moyens du bord. C’est que la France tient à affirmer haut et fort sa souveraineté sur ces « cailloux » qui accroissent de 326.600 km2 la zone économique dite des deux cents milles qui fait d’elle la seconde puissance maritime du monde après les USA en termes d’étendue.
Découvert à la fin du 18ème siècle par un capitaine marchand anglais qui lui donna le nom de son armateur, dix ans après celui qui porte aujourd’hui le nom de Hunter, cet îlot Matthew objet de tant de convoitises ferait pourtant plutôt figure d’enfer que de paradis : pas d’eau, pas d’arbres, moins d’un km2 de superficie, un cadre minéral oppressant, de fréquents séismes, la menace permanente d’un cataclysme volcanique… L’unique piton de lave andésitique qui le constituait depuis un temps qu’il est très difficile d’apprécier, faute de recul, s’est vu doter d’un jumeau, beaucoup plus volumineux et exsudant d’inquiétantes vapeurs souffrées, surgi des profondeurs de l’océan Pacifique dans le courant de l’année 1949, en même temps que se formait l’isthme qui assure la jonction entre l’ancien et le nouveau massif et qui permet un débarquement par beau temps ; providentielle bande de terre plate sans laquelle le « Fort Matthew » n’aurait jamais existé.
Un peu moins hostile puisqu’il présente un mince couvert végétal, que les traces d’éruptions y sont beaucoup plus anciennes et qu’aucune fumerolle résiduelle n’y est apparente de nos jours, Hunter est en revanche d’un abord beaucoup plus périlleux pour qui s’en vient par la mer, tant ses côtes sont partout accores. Un peu plus élevé que Matthew avec ses 242 mètres d’altitude et formé d’un unique bloc compact, cet îlot se situe à 43 milles dans l’est de son voisin et un énorme volcan sous-marin, baptisé le mont Vauban, s’étend entre les deux.
Le Vanuatu revendique donc avec véhémence la propriété de ces deux gros rochers inhospitaliers qui sont un peu assimilables à ses yeux à ce que représentaient l’Alsace et la Lorraine pour la France après la chute du Second Empire ! Pour le commun des ressortissants de ce sympathique petit pays qui passe pour être « le plus heureux du monde », Matthew et Hunter sont également perçus, par le biais d’une tradition orale nimbée de merveilleux, comme des lieux que « ceux d’Anatom » visitaient régulièrement et où ils coulaient des jours idylliques… Moins allégoriques, les arguments officiellement développés par le revendiquant au plan diplomatique, mettent en avant l’existence d’appellations ancestrales (Umaenea pour Matthew et Leka pour Hunter) de ces deux terres lointaines (la distance entre Anatom et Matthew est tout de même de 218 milles et les peuples mélanésiens n’ont jamais eu la réputation, au contraire de ceux de la Polynésie, d’exceller dans l’art de la navigation) ainsi que le fait qu’elles se situent au-delà de la fosse de subduction (profonde de 7600 mètres) séparant la plaque tectonique australienne qui supporte la Nouvelle-Calédonie et les îles Loyauté, de la micro-plaque sur laquelle se déploie l’archipel vanuatan. Le gouvernement de Port Vila dispose d’ailleurs d’autres atouts avec la déclaration, déjà ancienne, des leaders du FLNKS, qui ont fait savoir à leurs « frères mélanésiens » que si leur vœu ardent de voir un jour prochain la Kanaky accéder à l’indépendance se réalisait, ils leur abandonneraient bien volontiers les îlots litigieux. Quant au « Forum des Iles du Pacifique », chaque observateur tant soit peu averti sait de quel côté son cœur a toujours balancé…
Du côté français, les arguments apparaissent autrement solides et peuvent être synthétisés comme suit :
• Cérémonie d’assise de possession diligentée par l’ingénieur au caractère aventureux que je suis, accompagné d’un panel de personnalités de la société calédonienne (un géologue de l’Orstom, un fonctionnaire territorial, un pionnier de l’aviation dans les mers du sud, le conservateur en chef du musée néo-calédonien, un cameraman de la station de télévision d’Etat, un ingénieur retraité de la SLN, un cadre de banque, un commerçant, un technicien en génie civil et… deux représentantes du beau sexe au pied marin !) en novembre 1972, avec le déploiement du pavillon national au sommet de l’île, l’introduction d’un message patriotique signé par tous les participants dans une bouteille scellée à la cire et laissée in situ, et enfin la plantation d’arbres adaptés à la nature bien particulière du sol, sous l’égide du « Centre Technique Forestier Tropical »
• Nombreuses missions ultérieures à caractère scientifique (cartographie, bathymétrie, géologie, géophysique, reconnaissances par plongées et dragages des monts sous-marins avoisinants, ornithologie, ichtyologie, archéologie même sur Hunter où se dressent les mystérieux pans de pierre sèche d’une « habitation » très ancienne)
• Premier atterrissage d’un aéroplane dans l’isthme de Matthew à l’initiative de Henri Martinet, le « pharmacien volant »
• Implantation d’une station météo automatique en 1979
• Implantation d’une station automatique de sismologie en 1986
• Présence militaire continue pendant les années de crise
• Exercices militaires périodiques et visites désormais régulières de la Marine nationale
En attendant, il se murmure en coulisse que l’actuel gouvernement français aurait récemment donné au concurrent des gages de sa volonté de « régler à l’amiable » un litige qui peut sembler dérisoire, s’agissant de terres qui pourraient fort bien disparaître un jour, aussi soudainement qu’elles sont apparues. D’ici là, leur reconversion en bases scientifiques accueillant des spécialistes du monde entier pourrait peut-être constituer la solution la plus réaliste en même temps que la moins conflictuelle. C’est d’ailleurs ce qu’une mission parlementaire vient de proposer pour l’île inhabitée de Clipperton dans le Pacifique nord, longtemps revendiquée par le Mexique qui a toutefois obtenu de la France d’y bénéficier de droits de pêche privilégiés. ■
* Philippe Godard, ingénieur centralien est l’auteur, entre de nombreux autres ouvrages, de la série historique à succès “ Le Mémorial Calédonien”. Il est aussi le découvreur en 1998 des témoins de l’annexion par la France de la partie occidentale du continent australien sous le règne de Louis XV. Philippe Godard est Chevalier de la Légion d’honneur et des Palmes académiques.
Vient de publier : le Collectionneur d’îles mystérieuses aux éditions du Trésor.