Parmi les pays systématiquement cités en exemple figurent à juste titre les pays scandinaves. Dès le début des années quatre-vingt-dix, la Suède a initié un verdissement significatif de son système fiscal en mettant en place une taxe carbone à un taux initialement faible (de l’ordre de 23 e/tonne) pour l’augmenter ensuite jusqu’à près de 120 e/tonne actuellement selon une trajectoire d’abord volontariste, puis à partir de 2008 en raison de la simple indexation du taux sur l’indice des prix à la consommation. Cette taxe s’ajoute à la taxe sur l’énergie calculée sur le contenu calorifique des carburants et combustibles, ce qui représente en comptant la TVA une part de l’ordre de 60 % de leur prix. Les ménages s’en acquittent intégralement, et les exonérations importantes dont ont bénéficié au départ les entreprises industrielles, pour ne pas obérer leur compétitivité, sont en voie de disparition. En redistribuant les recettes de la taxe à l’économie sous la forme de baisse des taux d’impôt sur le revenu et de charges sociales pour les entreprises, le gouvernement suédois a fait basculer l’assiette d’une part importante de ses prélèvements obligatoires (6 % du PIB) du travail vers le carbone.
A partir de 1994, le Danemark procédait à une réforme similaire de sa fiscalité en instaurant des écotaxes sur l’utilisation d’énergie par l’industrie (sur le CO2 et le SO2) puis en les augmentant régulièrement. Le produit de ces taxes est entièrement reversé à l’industrie sous forme d’aides aux investissements dans les économies d’énergie et d’allégements des charges patronales. Quant aux véhicules, particuliers ou utilitaires, ils sont lourdement taxés : la taxe à l’immatriculation du véhicule est de 105 % pour les véhicules ayant une valeur inférieure à environ 10 500 euros et de 180 % pour la tranche supérieure à ce montant. A cette taxe s’ajoutent une taxe verte de propriété du véhicule, fonction de la consommation en carburant du véhicule, la taxe sur les carburants (avec un avantage fiscal au gazole) et une taxe sur l’utilisation des routes pour les camions de 12 tonnes ou plus, suivant leur norme d’émission.
Pour ces deux pays les résultats environnementaux sont frappants, tout comme l’absence d’impact négatif sur la croissance et le niveau de vie moyen. Ils ont réussi à découpler leurs émissions de dioxyde de carbone et leur croissance économique : la Suède et le Danemark ont réduit leurs émissions de respectivement 21 % et 41 % de 1995 à 2014 tandis que leur PIB augmentait de 61 % et 46 %. Dans le même temps, le PIB français augmentait de 44 % et ses émissions se réduisaient de 13 %.
Ces résultats traduisent une profonde transformation des secteurs de l’énergie et des transports. En Suède, les particuliers sont de plus en plus nombreux à produire leur propre énergie. Plus de 90 % des bâtiments sont chauffés au bois. Les bus et les taxis roulent au carburant vert. Au Danemark, la production éolienne assure depuis 2017 plus de 43 % des besoins en électricité et, selon le ministère danois de l’énergie, le pays pourrait atteindre plus tôt que prévu ses objectifs de zéro énergie fossile initialement annoncés pour 2050.
En Suède et au Danemark, comme en France, les taxes sur les carburants et combustibles touchent davantage les ménages à faible revenu que les autres. Et pourtant la fiscalité écologique n’y a pas été violemment rejetée par l’opinion publique. Pourquoi les mêmes causes n’ont-elles pas provoqué les mêmes effets ?
Les pays scandinaves sont-ils plus riches et plus sensibles à l’environnement ? Certes la Suède et le Danemark ont en 2017 un PIB par habitant supérieur de 20 % à celui de la France, mais cet écart était de moins de 5 % en 1990 (à parité de pouvoir d’achat, en $ 2011 : source Banque mondiale). Il est vrai aussi que la conscience de la nécessaire contribution de tous à la préservation de l’environnement a été particulièrement développée dans les pays nordiques qui ont vu au cours des années soixante-dix leurs forêts particulièrement affectées par le phénomène des pluies acides (causées par les émissions industrielles d’oxydes d’azote et de soufre en provenance de pays voisins).
Mais l’acceptation de la fiscalité écologique ne s’explique pas seulement par cette spécificité culturelle, ni par la taille du pays ou la part de la population rurale, les deux cas étant différents, mais par un design attentif de la politique mise en place. Le Danemark est deux fois plus petit que la Suède et six fois plus densément peuplé, avec seulement 12 % de population rurale, ce qui réduit les distances à parcourir et le besoin d’un véhicule particulier. En revanche, la population suédoise est très concentrée dans la région Sud plus urbanisée, le Nord étant caractérisé par une couverture forestière très importante et un habitat extrêmement dispersé. Afin d’éviter l’apparition d’inégalités de traitement selon la région de résidence, les disparités dans les besoins énergétiques entre le Nord (plus consommateur de chauffage et de carburants pour parcourir des distances plus longues) et le Sud avaient été traitées en amont par la différenciation des taux de taxe sur l’énergie. Dans la mesure où la France est 50 % plus vaste que la Suède et compte 20 % d’habitants dans les régions rurales, réparties sur l’ensemble du territoire, le poids de la fiscalité carbone y est inégalement ressenti. L’exemple suédois plaide pour l’adoption en France de mesures d’aide différenciées.
Le traitement des inégalités est en effet un facteur crucial d’acceptation de la fiscalité écologique. Même si lors de la dernière décennie, les inégalités se sont accrues en Suède, les pays scandinaves sont parmi les moins inégalitaires (selon l’OCDE, le Danemark est à la 1ère place, tandis que la Suède est 9ème et la France 19ème). Combiné à une plus grande confiance dans la sphère politique, dans l’efficacité du système fiscal et de redistribution, cet aspect contribue sûrement à ce qu’un même poids très important des prélèvements obligatoires (46,0 % du PIB pour le Danemark et 46,2 % pour la France en 2017) soit parfaitement accepté dans le cas danois tandis qu’il provoque un ras-le-bol fiscal dans le cas français.
Au delà des quelques différences structurelles de ces pays par rapport à la France, les facteurs de réussite de ces réformes fiscales vertes sont clairement identifiés. Tout d’abord, il est essentiel de préserver la nature purement incitative des taxes environnementales. Il faut donc désamorcer tout soupçon d’utilisation à des fins de rendement : la neutralité fiscale de l’ensemble doit être réalisée grâce à une redistribution la plus juste et la plus efficace possible, dans une totale transparence sur l’utilisation des recettes. Ensuite, le débat public sur les buts poursuivis et les moyens mis en œuvre permet d’entraîner l’adhésion à une politique clairement expliquée. Dès 2008, d’autres pays, comme la Suisse ou la Colombie britannique (Canada) ont d’ailleurs avec succès fondé sur ces principes leur propre verdissement de la fiscalité. ■