C’est l’une des nombreuses questions à laquelle répondent deux fins connaisseurs de la Chine et de l’Asie du Sud-Est, Emmanuel Dubois de Prisque, chercheur associé à l’Institut Thomas More et co-rédacteur en chef de la revue Monde chinois et Sophie Boisseau du Rocher, chercheur associé à l’IFRI dans : « La Chine e(s) t le monde. Essai sur la sino-mondialisation » (Odile Jacob).
Le livre montre comment le président Xi Jinping et le Parti communiste chinois ont recyclé l’antique formule du « Tianxia » – qui désigne traditionnellement « tout ce qui est sous le ciel » – pour placer la Chine au centre des flux mondiaux. Il explique aussi comment elle mobilise toutes ses ressources (influence économique, attrait de sa culture, propagande et intimidation) pour transformer les règles du jeu dans des domaines aussi divers que le droit, les normes industrielles, l’environnement, l’alimentation ou la recherche universitaire. Ce faisant, Pékin modifie à son avantage un système international largement dessiné par l’Occident. Ainsi, promise à la première place mondiale, la Chine entend jouer un rôle décisif sur la scène internationale. Quelle est sa vision et comment aborde-t-elle le monde et la mondialisation ? Avec quelles conséquences pour l’Occident et l’Europe ? L’ambition chinoise n’est-elle pas un risque, d’abord pour les Chinois eux-mêmes, mais aussi pour le reste du monde et les biens communs de l’humanité ? Eléments de réponses avec Emmanuel Dubois de Prisque.
Au cours des années 1990, dans l’euphorie qui a suivi la chute du mur de Berlin, l’évidence de la démocratisation prochaine de la Chine s’imposait. Les régimes communistes avaient été vaincus en Europe de l’Est et en Russie grâce à l’attrait exercé sur leurs peuples par l’économie de marché. Il paraissait probable que la Chine, chaque jour plus ouverte aux investissements étrangers, et malgré le temporaire recul idéologique qui avait suivi le massacre de la place Tiananmen en 1989, s’engagerait tôt ou tard sur la voie tracée par les anciennes républiques socialistes européennes. Henry S. Rowen, un universitaire influent aux États-Unis, qui conseilla Dick Cheney, estimait même en 1996 qu’on pouvait prédire la date de la démocratisation de la Chine : 2015.
Le Parti dans le sens de l’histoire
A posteriori, il est bien sûr facile de se gausser de ces chimères. Aujourd’hui, plus personne ou presque, à moins de prédire un effondrement du régime, ne se risque à avancer qu’une démocratisation de la Chine est seulement probable à court ou moyen terme. Les « libéraux » chinois, qui osent critiquer l’idée du pouvoir selon laquelle il existerait une voie chinoise spécifique vers le développement et la puissance dont le Parti se veut le gardien, sont complètement marginalisés, leurs sites Internet fermés, leurs think tanks harcelés par les autorités. S’ils ont toute la sympathie de la plupart de ceux qui observent la Chine de l’extérieur, il n’en reste pas moins que l’évolution politique du pays depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012-2103 semble leur donner tort.
Le Parti, fermement installé aux commandes du pays, ne paraît pas douter qu’il est installé dans le sens de l’Histoire. Il traque impitoyablement les voix dissidentes, exige l’allégeance pleine et entière des représentants de la société civile (notamment les religieux et les universitaires influents), met en place un système de surveillance et d’évaluation des citoyens sans équivalent dans le monde, et fustige toute influence des idées étrangères comme le fruit d’un complot ourdi par ceux qui, à l’intérieur et à l’extérieur du pays, chercheraient à diviser la Chine et subvertir le régime.
La Chine comme moteur d’une histoire post-occidentale
Mais cette illusion d’une démocratisation « automatique » du régime, sous l’effet du développement économique, a beau appartenir au passé, elle procède d’un économisme très répandu dans les élites occidentales et qui continue à exercer ses effets. Aujourd’hui comme naguère, nous sommes prisonniers d’une grille d’analyse qui fait de l’économie l’alpha et l’oméga de la réflexion politique. Car quelle est la raison la plus souvent avancée pour expliquer que la Chine ne se démocratise pas ? C’est qu’il y existerait un « pacte » implicite qui aurait été signé entre les dirigeants chinois et la classe moyenne : « en échange de la croissance économique et de l’augmentation de votre pouvoir d’achat, nous conservons le pouvoir ». Comme si la liberté politique et la richesse étaient des biens substituables, comme si la satisfaction économique pouvait constituer un projet de vie satisfaisant, et comme si les citoyens chinois pouvaient se contenter de nourritures matérielles, sans chercher à étancher leur soif spirituelle.
Or, ce que propose le régime chinois est bien plus global, totalitaire sommes-nous tentés de dire, que la seule satisfaction des besoins économiques. Le Parti communiste chinois est porteur d’un « métarécit » qui fait de la Chine le moteur d’une histoire post-occidentale. La « grande renaissance de nation chinoise » permettra l’avènement d’un monde plus juste et plus « inclusif » que le monde dessiné par l’Occident et fondé sur l’oppression des plus faibles. Que ce métarécit doive beaucoup à un nationalisme et à un marxisme l’un comme l’autre très européens dans leur origine n’y change rien : ils appartiennent aujourd’hui pleinement à la Chine. Jean-François Lyotard définissait la condition post-moderne comme étant celle où la foi dans ces métarécits était devenue impossible. L’Occident est une civilisation qui est devenue sceptique, qui ne veut plus croire en ces fictions créatrices qui mobilisent les peuples dans de grands projets qui les dépassent. Les projets politiques y sont à bout de souffle. La Chine n’en est pas là : la pensée critique y est marginalisée, accusée d’être nihiliste et de vouloir détruire la Chine.
En même temps qu’il cherche à désoccidentaliser la Chine, le Parti cherche à renforcer la foi dans les fictions officielles. Le métarécit du pouvoir est non seulement incritiquable mais encore rabâché par une presse officielle en situation de quasi-monopole. Pékin s’appuie en outre sur une formidable tradition de pensée politique qui place au cœur de sa réflexion les techniques de maintien et d’extension du pouvoir du Prince. La persévérance dans son être du Prince et de l’État est, plus encore que la recherche du Bien commun (que par principe le Prince incarne), l’objet de cette réflexion. C’est sur elle, outre les techniques léninistes et staliniennes de manipulation des masses, que compte le Parti pour défendre et étendre son pouvoir sur la Chine et, autant que faire se peut, sur le monde.
Le peuple chinois, doté d’un « ADN pacifique »
Si la chute du mur de Berlin a un temps ébranlé la conviction du Parti qu’il était installé dans le sens de l’Histoire, cette conviction est aujourd’hui renforcée par la crise protéiforme à laquelle font face les sociétés occidentales. La crise financière de 2008, le marasme au Proche et au Moyen-Orient, le Brexit, le « populisme », et la crise générale de la démocratie représentative sont pour Pékin les preuves que la domination occidentale sur le monde touche à sa fin.
Du point de vue du Parti, le destin naturel de l’Occident est de s’effacer et de laisser la place à la Chine qui retrouvera ainsi « le centre de la scène mondiale » qu’elle n’aurait jamais dû quitter. La parenthèse de la domination occidentale sur le monde, ouverte avec la première guerre de l’opium, n’est que cela, une parenthèse, qui doit se refermer au plus vite et qui ne s’explique que par la férocité intrinsèque aux peuples occidentaux et japonais, tandis le peuple chinois est doté d’un « ADN pacifique », selon Xi Jinping lui-même. Mais le Parti pense que l’Occident cherchera à l’abattre avant de baisser pavillon : aussi légitime soit-elle, toute tentative de soutien aux forces qui veulent démocratiser la Chine est vue comme une entreprise de subversion justifiant un tour de vis supplémentaire.
Un appétit de puissance
Il convient que nous prenions acte de la réalité chinoise, ce qui signifie accepter la Chine telle qu’elle est et non telle que nous voudrions qu’elle soit. Cela ne veut pas dire qu’il faille abandonner dissidents et autres défenseurs des droits de l’homme à leur sort, mais simplement être conscient qu’il est bien peu probable que le régime laisse place à une démocratie dans un avenir prévisible. Cette prise de conscience est une condition préalable à la définition d’une politique lucide et efficace au niveau national et européen face à la Chine.
Après la Seconde Guerre mondiale, les pays européens ont volontairement transmis à un échelon post-national une partie de leur souveraineté. Ils ont accepté que des cours de justice internationales bornent la liberté des États d’agir comme bon leur semble à l’échelon national. Les États européens transcrivent volontairement dans leur droit des « directives européennes » produites par une instance supranationale, l’Union européenne, qui n’a aucun véritable pouvoir contraignant sur eux. Pendant longtemps, les pays de l’UE sont restés persuadés que ce vertueux exemple allait être suivi partout dans le monde : ASEAN, MERCOSUR, ALENA étaient des embryons d’instance internationale. Ces espoirs ont fait long feu et c’est aujourd’hui au sein de l’Union européenne elle-même que les États retrouvent le goût de la souveraineté nationale.
Nous avons voulu croire que la Chine nous imiterait dans ce que nous pensons être le meilleur de nous-mêmes : notre État de droit, la démocratie, la défense des minorités. Mais ce que la Chine nous envie et nous dispute, ou nous enviait et nous disputait (on hésite à utiliser le présent), ce ne sont pas nos institutions, c’est notre puissance, puissance économique et puissance militaire. Nos chères valeurs sont pour elle au pire un instrument pour la détruire, au mieux une hypocrisie, et plus vraisemblablement le signe de notre faiblesse et de notre décadence. ■
*La Chine e(s) t le monde. Essai sur la sino-mondialisation (janvier 2019, Odile Jacob).