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Loi et fin de vie

Par Didier Sicard, professeur émérite de médecine à l’université Paris Cité, Ancien président du comité consultatif national d’éthique

Légaliser les conditions nouvelles de terminer sa vie suppose que chacun d’entre nous est en situation de liberté, à ce moment suprême de la plus grande hétéronomie.

Nous sommes des êtres sociaux dont la négation la plus tragique a été de laisser les personnes âgées mourir seules en EHPAD durant la pandémie du Covid. La mort est donc notre adieu au monde, que l’histoire de l’humanité, quelles que soient les cultures, a ritualisée sous la forme d’une demande plus ou moins consciente faite à l’autre, de ne pas l’abandonner. Cette demande, peut-être celle de l’aide à mourir, mais aussi celle de retarder la mort. Or, à ce moment suprême, l’expérience révèle que l’être humain vacille, oublieux de sa revendication de liberté, qu’il avait toujours proclamée comme une espérance. Le réel est la découverte de la plus grande fragilité de l’existence à ce moment. Or, ce dernier réel est une découverte désinsérée du réel de notre existence, en bonne santé, qui anticipe l’angoisse de souffrir avant le trépas.

Cette réflexion vise à mettre en doute les attendus d’une loi plus préoccupée par les simples procédures techniques, dénomination, temporalités, inclusion, exclusion, produits, etc. comme s’il s’agissait d’une réglementation d’exercice ou d’accès à un droit au logement. Car le véritable enjeu de cette future loi n’est pas le comment mais le pourquoi ? Il est celui de l’anticipation. Il est tellement légitime de craindre une mort, telle que celle observée chez un proche ou un ami, qui s’est déroulée de façon cruelle et insupportable, jugée « indigne ». « Je ne veux pas de cette mort » Même si ces situations sont très loin d’être la règle, il suffit de quelques - unes pour réclamer à l’avance qu’il n’en soit pas ainsi et que chacun puisse interrompre sa vie lorsqu’il la juge invivable.

Cette finalité d’anticipation est essentielle et nul ne saurait s’y soustraire, mais une loi ne concerne pas que les vivants en bonne santé, souhaitant leur mort. Elle concerne aussi et surtout les personnes malades en fin de vie, les personnes âgées confrontées au drame de la solitude, les personnes porteuses de handicap, physique ou cognitif, les personnes de nationalité française mais issues de cultures étrangères, qui risquent de ne plus se sentir protégées. Certes les demandes sont au cœur de la loi future mais offrir la possibilité de demander la mort conduit naturellement à l’intégrer dans l’imaginaire, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur réside dans les garanties futures que mon vœu sera exaucé et que celles-ci soient alors la source d’une sérénité inconnue. Pour le pire, en introduisant ce droit comme un encouragement, il peut venir court-circuiter les assistances qui se voient rejetées avant même leur existence ou leur mise en oeuvre. L’expérience montre comment le stress terrible après l’accident, l’annonce d’une maladie neurologique grave peut conduire au souhait de mourir de façon quasi absolue et que six mois après, étrangement, le désir de vivre resurgit en chacun d’entre nous.

Une loi sur l’aide à mourir, doit donc, avant tout, être une loi d’anticipation sur les conséquences de la misère sociale, les difficultés d’accès aux soins palliatifs qui n’ont jamais obligé quiconque à vivre. Que signifie un droit « opposable » à des soins palliatifs en l’absence d’accueil disponible ?

Mais peut-être, avant tout, anticiper les demandes d’élargissement permanent des indications à demander la mort comme nous l’enseignent les lois du Benelux et du Canada, qui se modifient sans cesse en fonction des demandes jugées de plus en plus légitimes.

Toutes ces questions sont habituellement balayées par les tenants de deux absolus, celui de la revendication d’une liberté individuelle sans limite, l’autre, celui du principe même de ne pas tuer. Au confluent de ces deux positions radicales, il y a les malades dont certains ont une parfaite légitimité à demander que leur vie cesse, en raison de leur souffrance ou de leur désespérance, mais d’autres ont la même légitimité à demander de ne pas être encouragés à disparaître plus tôt !

Depuis près d’un quart de siècle la réflexion française avance avec prudence, une prudence remarquée par de nombreux pays. L’avis 63 du CCNE, que je présidais en 2000, adopté à l’unanimité de ses membres, associant le président très respecté de l’ADMD et les personnalités au titre des religions, considérait que, lorsqu’un document signé par le malade, sa famille et le médecin révélait une situation humainement insupportable, la justice pouvait et même devrait accepter une « exception d’euthanasie ». Mais la justice a jugé qu’en droit il n’y avait pas d’exception. Une loi ne peut pas créer des exceptions.

Dans le rapport au président Hollande, en décembre 2012, l’introduction de la sédation profonde et prolongée jusqu’au décès après l’arrêt des traitements (à partir des vœux de milliers de citoyens rencontrés) a préparé la loi Claeys Leonetti qui l’a intégrée dans ses dispositions. Mais l’insistance des militants de l’ADMD qui ne supportent pas l’idée d’une sédation qui empêcherait d’affronter lucidement la mort en face et considèrent que l’arrêt des boissons et de la nourriture est une « torture » (sic), (alors que, à ce moment, il n’y a ni soif, ni faim, et c’est la boisson et la nourriture qui constituent paradoxalement une torture…) contribue à réclamer pour 2 % des personnes, l’accès à une euthanasie ou un suicide assisté. Cet accès ne poserait guère de problème, s’il ne mettait en péril une culture qui protège les plus vulnérables, soumis désormais à un choix existentiel inconnu jusqu’ici. La maladie de Charcot, demeure emblématique de cette vulnérabilité. Si quelques situations médiatiques occupent le devant de la scène (lettre au Président de la République, émissions radio tv), l’immense majorité de ces malades, s’ils sont bien entourés, demandent à vivre avec la promesse d’une fin qui ne sera pas insupportable, comme celle qui est proposée dans les centres dédiés à cette maladie de Charcot. Ces centres constatent la très grande rareté des demandes à mourir, contrairement aux messages sans cesse médiatisés à des fins plus opportunistes que charitables.

Il y aura donc une loi. Comment rendre cette loi, la plus humaine possible ?

La temporalité est alors essentielle. L’urgence est en effet la plus mauvaise conseillère. La plupart des personnes en fin de vie sont plongées à ce moment-là dans une beaucoup plus grande ambivalence qu’on ne l’imagine. Simplifier les procédures à l’extrême, c’est confondre la demande de la personne et son consentement si loin d’être libre et éclairé. Ecouter la parole, la faire vivre, rejoindre l’être sur les raisons qu’il a de ne plus vouloir exister, prend du temps. La mort n’est pas un instant détachée de la vie. Vouloir la mort pour ne pas décliner, pour répondre à la demande sociale de dignité (prônée par l’ADMD) révèle l’importance de ce jugement social. Il fausse le rapport de la personne à elle-même. C’est elle-même qui risque de vouloir s’adapter à l’air du temps, celui de la « rentabilité », un temps dont l’institution a abandonné depuis longtemps le sens de l’existence. Les horaires contraints sont autant de repères d’activité que dénués de sens. C’est la parole qui fait sens, pas l’horloge, une parole vulnérable au discours ambiant qui privilégie le bien-être, l’autonomie et méprise le handicap, la dépendance, la fragilité. Comment ne pas être sensible à la rumeur du temps présent qui dévalorise tant et encourage à la mort, plutôt qu’à l’accompagnement. La liberté d’une personne sans cesse réaffirmée est totalement conditionnée par l’incidence de l’Autre dans sa vie qui ne peut déboucher sur aucune autre perspective que la demande de mort. Le paradoxe suprême est que la société encourage la liberté de choix en ne laissant pas d’autre perspective que la demande de mort. En Belgique, les personnes qui demandent la mort sont héroïsées (leurs portraits sont affichés dans les EHPAD comme autant d’exemples à suivre !). L’aspiration à la liberté est un fantasme. Comment un corps réduit à sa biologie, à sa machine, privé d’écoute peut-il ne pas souhaiter disparaître ? S’il y a dans la loi un « délit d’entrave » pour le soignant, attentif à la parole du malade et prenant son temps, cette menace ne conduit elle pas à remplacer l’accompagnement par une euthanasie si rapide, contrevenant à la responsabilité de tout soignant ? L’euthanasie n’est pas l’avortement. Ce dernier a pour fonction de protéger la vie de la future mère en détresse, pas de lui donner la mort.

En conclusion, une loi qui transforme son objet même qui est « l’aide à mourir » en « donner la mort » peut-elle être sans conséquences majeures pour l’ensemble des citoyens ? Respecter la demande de certains d’entre eux, qui peut sembler légitime, n’introduit-t-elle pas une rupture d’un lien social fragilisé ? Une loi qui fait d’un voeu un droit ne transforme-t-elle pas notre solidarité au plus profond avec les plus vulnérables d’entre nous ? « Ma mort m’appartient » est une revendication bien naïve qui de fait oublie notre hétéronomie.

Une loi sur l’aide à mourir s’appuyant sur les lois précédentes de 2005 et 2016 pourrait et devrait répondre à la majorité des citoyens qui demandent avant tout le droit d’abréger leur souffrance physique ou existentielle, comme une évidence. Mais sans en faire une variable d’ajustement par déficit d’accompagnement des soins palliatifs, une sorte d’autonomie absolue qui considère les aléas de la vieillesse ou de la maladie comme indignes.

La médecine a le devoir d’aider à mourir afin d’éviter des agonies cruelles pour le malade qui le demande et son entourage. La sédation jusqu’au décès en est le moyen. La loi actuelle le permet avec la protection des personnes clairement exprimées. En revanche, la médecine doit rester à l’écart d’une assistance à un suicide revendiqué comme une liberté, qui ne doit en aucune façon l’obliger.