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Renforcement du contrôle de l’application des lois : un enjeu parlementaire majeur

Par Mélody Mock-Gruet, Docteure en droit public, Université Paris II Panthéon Assas, et Hortense de Padirac, Docteure en science politique, Université Paris II Panthéon Assas*

Si le Parlement vote la loi, il veille également à sa bonne mise en œuvre. En effet, une loi votée a, la plupart du temps, besoin de textes réglementaires pour être applicable.

Contrôler la publication des décrets d’application devient alors un enjeu majeur pour le Parlement, qui est tributaire de la bonne volonté du Gouvernement en la matière : en effet, ne pas prendre les décrets d’application permet au Gouvernement de ne pas voir appliquer une mesure législative qu’il n’approuve pas, surtout si elle a été votée contre son avis. Il arrive également que les décrets peinent à sortir en raison de leur complexité normative (ex : le projet de loi relatif au « fait maison »). Enfin, certaines interprétations réglementaires peuvent ne pas correspondre à la volonté du législateur.

Bonne nouvelle, l’Assemblée nationale a enfin gagné en clarté sur l’application des lois, avec la création d’un Baromètre. La Présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, a mis en place depuis le 28 novembre un nouvel outil, le « Baromètre de l’application des lois » accessible sur le site public de l’Assemblée. Fondé sur un traitement des données disponibles du site Légifrance, cet outil permet de suivre, en temps réel et sur une période choisie, le taux moyen d’application des lois, l’état d’avancement de la mise œuvre de chaque loi et le calendrier de publication des décrets. Dans les dossiers législatifs, pour chaque loi, se trouvent le nombre de mesures prises par rapport aux mesures attendues (c’est-à-dire le nombre de décrets pris conformément aux dispositions législatives) ou encore le délai moyen de publication des décrets. Une page « statistiques » permet de faire un bilan. Ainsi, du 22 juin 2022 au 26 mars 2024, 58 % des lois ont été appliquées (73 % si on ne compte pas les lois adoptées, il y a moins de six mois). Quant au délai médian d’application, il est de 4 mois et 12 jours, même si ce temps varie en fonction des sujets. Sur 568 mesures à mettre en œuvre, 53 % l’ont été (soit 300), il en reste encore 268 à prendre.

Cette initiative, que l’on peut saluer, n’est pas si novatrice puisqu’elle existe déjà depuis plusieurs années au Sénat. La Chambre Haute constate régulièrement que des lois votées ne sont pas applicables fautes de textes réglementaires adéquats pris par le Gouvernement. Les informations relatives au suivi de l’application des lois sont consignées au fur et à mesure de la parution des textes réglementaires, sur une base de données nommée APLEG. Les commissions s’appuient sur ce logiciel, relevant les mesures d’application en fonction de leur publication et les mentionnent dans le dossier législatif du texte concerné, publié sur le site Internet du Sénat. En cliquant sur état de l’application de la loi, le citoyen a accès à l’état du droit avec la mise en œuvre des décrets mais également des arrêtés et des mesures non réglementaires (rapports, ordonnances, etc.). Ce contrôle détaille même les mesures encore non prises. Il est effectué régulièrement, mais selon des périodicités variables.

Le Baromètre, nouvellement institué à l’Assemblée nationale, inspiré des pratiques sénatoriales, a l’avantage d’inciter le Gouvernement à prendre les décrets d’application. Leur absence, souvent dénoncée par les députés, n’est désormais plus une question subjective mais une information vérifiée, accessible à tous sur le site. Les deux chambres surveillant désormais la parution des décrets d’application, il devient alors difficile pour l’administration de justifier leur absence tangible. Mais ces outils ne sont que des dispositifs de surveillance quantitatif et non qualitatif.

Les commissions permanentes de l’Assemblée nationale et du Sénat étaient déjà tenues d’assurer un suivi de la parution des textes réglementaires. En effet, le contrôle de l’application des lois constitue une tradition ancienne du Sénat, pratiquée depuis les années 70. Depuis 1971, chaque commission permanente est tenue d’assurer un suivi de la parution des textes réglementaires qui relèvent de sa compétence : elle vérifie si les décrets ou les arrêtés nécessaires à l’application des dispositions législatives ont bien été pris avant d’analyser la conformité de leur contenu à la volonté du législateur. Le contrôle de l’application des lois, tel qu’il est conçu au Sénat, ne s’arrête pas à une analyse quantitative. En effet, le Sénat vérifie également que l’intention du législateur soit respectée par le décret d’application, ce qui revêt un aspect plus politique. De plus, un des vice-présidents du Sénat est chargé par le bureau d’élaborer un bilan annuel de l’application des lois, sous forme de rapport. Ce travail s’appuie sur les éléments fournis par chaque commission permanente, à partir d’échanges avec le Secrétariat général du Gouvernement qui est chargé de la coordination interministérielle de la mise en application des lois. Le rapport est ensuite présenté à la Conférence des présidents où le ministre chargé des Relations avec le Parlement représente le Gouvernement. Grâce à ce débat, au cours duquel s’expriment également les présidents de commissions permanentes et les présidents de groupes politiques, le Sénat s’assure que le Gouvernement prenne connaissance de ce bilan ; ce dernier se voit obligé de répondre sur le fond et sur la forme.

A l’Assemblée nationale, depuis 1990, le rapporteur général de la commission des finances procède à l’examen de l’état d’application des dispositions fiscales des lois examinées par la commission. En outre, l’article 145-7 du Règlement de l’Assemblée Nationale, introduit par la résolution n° 292 du 27 mai 2009, prévoit qu’à l’issue d’un délai de six mois après l’entrée en vigueur d’une loi dont la mise en œuvre nécessite la publication de textes de nature réglementaire, un rapport soit publié sur la mise en application de cette loi. Cet impératif d’analyse qualitative a été renforcé lors de la réforme du règlement de l’Assemblée nationale du 28 novembre 2014. Celle-ci prévoit l’évaluation de l’impact d’une loi trois ans après son entrée en vigueur par une mission d’information pouvant être créée par une commission permanente, ou plusieurs, ou encore la Conférence des présidents.

Mais que se passe-t-il lorsqu’un dysfonctionnement est constaté ? Que peuvent faire les parlementaires lorsqu’ils voient que sur les 114 lois promulguées, 15 sont complétement inappliquées, ou encore 19 partiellement ? (1) Ils disposent de quelques moyens d’action : poser une question écrite ou orale, écrire une lettre au ministre concerné, relayer l’information sur les réseaux sociaux, déposer un amendement... Les commissions peuvent aussi publier des bilans commentés sur l’état d’application des lois. Les auditions de ministres, les questionnaires budgétaires sont autant de moyens pour les parlementaires de sensibiliser le Gouvernement et d’obtenir des informations. Pour autant ces outils supposent une coopération pleine et entière du Gouvernement.

Alors pourquoi s’arrêter au milieu du gué et ne pas doter les parlementaires de pouvoirs plus contraignants ? Ils pourraient disposer d’un pouvoir de signalement des décrets d’application non pris, sur le modèle des questions écrites signalées : ils pourraient ainsi indiquer le manquement d’un décret non pris dans les temps au Gouvernement. Les députés membres du Comité d’Evaluation et de Contrôle, la « tour de contrôle » en matière de contrôle et d’évaluation de l’Assemblée nationale, pourraient quant à eux avoir la faculté de demander au Gouvernement des explications sur des décrets qui semblent ne pas respecter l’esprit de la loi. Ce dernier aurait alors l’obligation d’y répondre dans les 3 mois. A l’instar des réponses des questions écrites, qui sont opposables juridiquement depuis la loi du 10 août 2018, la réponse du Gouvernement pourrait l’être également dans ce cas. Ces deux dispositifs feraient du Parlement un véritable contre-pouvoir face au Gouvernement, renforceraient les droits des citoyens et garantiraient la bonne application des lois. 


*Auteures du Petit Guide du contrôle parlementaire aux éditions Pepper/L’Harmattan - 230 pages.

1. Chiffres du baromètre de l’Assemblée nationale au 29 mars 2024.