Les scénarios en question ont déjà des précédents sous les républiques précédentes ou dans d’autres États. Les grandes coalitions sont monnaie courante en Allemagne, les gouvernements techniques en Italie. La Belgique s’est habituée à vivre sans gouvernement. Les assemblées ont vécu des sursauts plus violents. L’Assemblée nationale a connu, lors des crues de la Seine, le sort d’une maison sur pilotis. On y a ramené des têtes enfourchées sur des pics, fait exploser des bombes à clous, installé un buste d’Adolf Hitler au Perchoir. Sous la Restauration, c’est une majorité légitimiste, nostalgique de la monarchie absolue, qui a mis en place les fondements de la responsabilité du gouvernement devant la chambre. Des assemblées sans majorité ont parsemé l’histoire des IIIème et IVème Républiques. Sans relativiser le choc politique que la dissolution prononcée par le chef de l’État a provoqué, notre démocratie parlementaire a la peau dure et même ceux qui s’étaient fait fort de la dénoncer, que l’on ne songe qu’à Napoléon III, se sont finalement soumis à ses lois. Si l’on veut comprendre où réside la probable crise du parlementarisme français, il faut anticiper un blocage conjoncturel et un blocage structurel.
D’un point de vue conjoncturel, au regard de la concentration du vote et des désistements chaotiques, une majorité absolue pour le RN semble moins probable qu’une majorité relative, même si celle-ci serait large. En comparant avec d’autres systèmes politiques, trois scénarios émergent. Le premier est celui d’un gouvernement technique, au moins jusqu’à l’adoption du budget à l’automne. Le RN pourrait refuser de le voter, mais pour ne pas ajouter de l’instabilité à l’instabilité et montrer sa responsabilité, il pourrait également refuser de voter une motion de censure suivant l’article 49 alinéa 3. Le second scénario pourrait consister en la fin du « cordon sanitaire ». Partout en Europe, à l’exception de l’Allemagne, la proportionnelle a conduit à intégrer les droites populistes dans des coalitions gouvernementales. Lorsqu’aucune majorité ne se dessine sans elles, les principes finissent par s’effriter. La dernière option serait une grande coalition contre le RN, incluant des forces politiques de Jean-Luc Mélenchon à Édouard Philippe. Cependant, une telle coalition serait baroque et peu stable. Même si les voix de LFI ou du RN n’étaient pas nécessaires pour maintenir un gouvernement, l’alliance attendue ne serait guère stable. Elle irait de LR aux communistes, de François Xavier Bellamy à Sandrine Rousseau. À la différence des grandes coalitions tripartites de l’après-guerre que l’on prend en exemple, elle unirait des formations politiques souvent peu structurées, et surtout très nombreuses. Chacune disposerait alors de la capacité de faire échouer le gouvernement en rompant la ligne.
Cette instabilité gouvernementale pourrait s’avérer très délétère. Comme sous la IVème République, et à la différence de la IIIème, elle serait le fruit d’un jeu d’appareils. Sous la IIIème République, les gouvernements tombaient, mais c’était le fruit de mouvements d’humeur en séance. Les crises politiques étaient rapidement réglées et n’impliquaient pas vraiment de changement de ligne dans un régime qui restera gouverné à gauche jusqu’à la Première Guerre mondiale. La IVème République doit compter sur des partis qui ne furent pas assez structurés pour affirmer leur autorité sur les députés, mais assez pour forcer à la chute de gouvernements sous la pression de leur base ou par calcul stratégique. Les actuels groupes politiques à l’Assemblée réunissent à nouveau ces caractéristiques. Toutefois, le personnel politique des IIIème et IVème Républiques disposait d’une vraie culture et pratique parlementaire. La carrière se faisait au parlement, et ses jeux byzantins étaient bien compris par les acteurs. Il n’en va pas de même d’une génération formée dans des mouvements structurés autour de leaders ne rêvant qu’à la présidentielle. Les députés nouvellement élus devront faire de l’orfèvrerie de compromis parlementaire alors qu’on leur a appris à casser des briques.
De façon plus structurelle, la crise que nous vivons n’est pas d’abord institutionnelle mais politique. Elle se caractérise par une fragilisation des centres après que ceux-ci soient parvenus à exercer le pouvoir. Depuis 1962, notre vie parlementaire a été marquée par un système bipolaire, induit par le mode de scrutin majoritaire à deux tours, où le centre était pris en étau entre la droite et la gauche. En 2017, Emmanuel Macron a brisé cette malédiction du centre. Faisant de leur faiblesse une force, les centristes unis ont alors obtenu de nombreux succès au second tour. Leur électorat, bien que moins nombreux, est peu abstentionniste, permettant à de nombreux candidats d’accéder au second tour. Seuls 17 % des inscrits avaient voté pour un candidat LREM-Modem au premier tour des législatives, obtenant pourtant 60 % des députés. Aujourd’hui, la question de la pérennité de ce coup de force se pose. Renaissance n’a pas su s’ancrer sur le terrain, et l’usure du pouvoir a conduit à de mauvais reports de voix en 2022. Le centre semble à nouveau pris en étau, avec une porosité croissante entre l’électorat de droite et le Rassemblement National (RN). L’électorat de gauche, quant à lui, conserve une forte identité politique. Malgré une campagne européenne tendue, huit électeurs de gauche sur dix souhaitaient l’union. Il n’est donc pas impossible que nous assistions à terme à une rebipolarisation de la vie politique, marginalisant de plus en plus le centre. Emmanuel Macron pourrait ainsi refermer par cette dissolution la parenthèse électorale qu’il avait ouverte en 2017. Cette fragilisation du centre pose la question de la manière dont nos institutions peuvent absorber la repolarisation de la vie politique. Pour comprendre notre situation actuelle, l’histoire est une précieuse alliée. La IVème République n’est pas tombée à cause de ses institutions, similaires à celles de nombreux régimes parlementaires européens. Elle a chuté car au Parlement, on ne pouvait pas s’allier avec les communistes, représentant 25-30 % des voix, ni avec les gaullistes, opposés au régime et pesant 15 % des suffrages. Près de la moitié des votants et un bon tiers des parlementaires étaient exclus des combinaisons majoritaires. Les alliances entre une droite conservatrice et une gauche partiellement collectiviste étaient donc instables et arbitrées par des groupuscules centristes. Aujourd’hui, nous retrouvons un scénario similaire où l’espace des partis de gouvernement est trop restreint pour assurer la stabilité parlementaire. Cette crise de la représentation pourrait devenir une crise parlementaire, et potentiellement, une crise de régime. ■