Leader en Europe et troisième contributeur mondial pour le budget public par habitant, la France peut être légitimement fière de son expertise spatiale, dont l’excellence s’appuie sur plus de 50 ans d’investissement public constant. Le rayonnement de notre agence, le CNES, la fiabilité exceptionnelle d’Arianespace avec 76 lancements d’affilée sans incident, le dynamisme de nos entreprises, des grands groupes (Airbus Defence and Space, Thalès Alenia Space, Safran, Airbus Safran Launchers, Air Liquide) aux start-up en passant par les ETI (Sofradir, Sodern…) et les PME, sont reconnus en Europe et dans le monde entier. Aujourd’hui, ce domaine d’excellence vit une véritable révolution, liée à l’accélération numérique, à la baisse des coûts et à la culture de nouveaux acteurs venus du digital et des start-up.
Le nouvel « or noir » de la donnée numérique
Quatre-vingts ans après la mise au point du premier ordinateur et quarante ans après l’invention d’Internet, nous sommes entrés dans un « âge d’or » de la donnée numérique, dont l’utilisation représente une opportunité de croissance et bouleverse l’ordre économique établi. On estime que le marché de la métadonnée, le big data , qui a crû de 23,5 % en 2015, devrait passer de 18,3 Md$ en 2014 à 92,2 Md$ en 2026, soit une augmentation de 14,4 % par an. Les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) sont aux avant-postes dans cette « course aux données » et si un secteur attire de plus en plus leur attention, c’est bien celui de l’espace, dont ils valorisent les données dans de nombreux domaines. L’espace est le premier pourvoyeur de données et il est, de ce point de vue, un acteur majeur, mais encore trop méconnu, du numérique.
Les Français et les Européens ont très longtemps considéré le spatial à travers le prisme de la souveraineté, de la capacité d’observation, de l’exploration et des missions scientifiques. Si ces dimensions sont toujours valables, l’espace est devenu, avant tout, une source incroyable de données aux applications multiples et quotidiennes : accès à Internet sur tous les territoires, agriculture, prévention et gestion des catastrophes naturelles, mobilité des flottes de véhicules, géolocalisation, positionnement, régulation des trains, des flux financiers, santé, défense, cybersécurité, surveillance des côtes maritimes, des plans d’eau, adaptation au réchauffement climatique, repérage des poches de pollution, cartographie… La liste des cas d’usage est longue et fait apparaître des constantes : une énorme quantité de données, une révolution induite par le numérique en termes de miniaturisation avec des performances accrues et une moindre consommation d’énergie, la croissance exponentielle de la puissance de calcul. Sans compter le changement culturel amené par les nouveaux acteurs du digital, qui s’adressent directement à l’utilisateur final, modifiant ainsi en profondeur et de façon irrévocable le monde du spatial, dans son organisation, ses modèles économiques, ses procédés de conception et de production, sa plus grande prise de risque, son agilité..
Sur le positionnement de la France et, globalement, de l’Europe, le constat est sans appel : autant nous occupons une position de leader en amont de la filière spatiale, qui va permettre de créer de la donnée, autant nous sommes à la traîne pour l’aval de la filière qui concerne les applications issues de ces données. Avec le projet européen du nouveau lanceur Ariane 6 engagé fin 2012, confirmé en 2014 et formalisé fin 2016 par l’ESA, nous avons assuré notre autonomie d’accès à l’espace. Le centre spatial de Kourou, le système de géolocalisation et positionnement Galileo, plus performant que le GPS, qui offre aujourd’hui ses premiers services pour des applications duales, sont aussi des éléments majeurs de notre souveraineté. Mais nous exploitons insuffisamment les données issues par exemple des programmes européens Copernicus pour l’observation de la terre ou Microcarb pour l’environnement.
Une priorité : développer l’aval de la filière et les services associés
Nous devons donc désormais nous concentrer sur la façon de développer des applications et des services en aval, avec les emplois associés. Ils représentent l’essentiel du marché. C’est l’objet de la mission que m’a confiée le Premier ministre Manuel Valls en 2016, qui a donné lieu à la remise du rapport « Open Space : l’ouverture comme réponse aux défis de la filière spatiale ». Un exemple montre bien l’intérêt d’une telle démarche : celui du marché des satellites télécoms. Une étude d’Euroconsult montre que pour un investissement public mondial de 5,8 milliards $ et une mise en oeuvre de 13 milliards $ en financement public-privé, le marché potentiel en services est ensuite de 123 milliards $. Le levier de l’investissement public amont est donc très efficace. Or, dans le budget du CNES comme celui de l’ESA, les télécoms se placent respectivement en 6ème et 5ème position, loin derrière les lanceurs, l’observation de la terre, la navigation et la science. Sans pour autant fragiliser l’investissement indispensable dans le socle stratégique (lanceurs, infrastructures, science), l’orientation de nos investissements doit donc évoluer. C’est la raison pour laquelle le budget du CNES, première agence européenne en personnel et en moyens financiers, a été augmenté de 200 millions€ en 2017. D’autant que nos voisins européens ont pris de l’avance pour les services télécoms : le Royaume-Uni en s’appuyant sur l’ECSAT, le centre européen des applications spatiales et télécommunications installé en 2012 près d’Oxford, à Harwell, grâce à un accord entre l’ESA et le Royaume-Uni et l’Allemagne en y consacrant un budget renforcé.
Des mesures simples, lisibles, efficaces
Afin de relever ces nouveaux défis, le soutien national pour développer l’aval de la filière spatiale doit être simple, pragmatique et facile à comprendre. Comme ministre de la Recherche, avec les ministres de la Défense et de l’Economie, j’ai mis en place, dès 2013, le « Co-Space », un forum de partage entre tous les acteurs publics et privés, en intégrant les clients et les entreprises du numérique. Le Co-Space doit maintenant accélérer et faire vivre les outils mis en place pour favoriser la création de start-up dédiées aux nouvelles applications spatiales, avec une culture davantage tirée par les usages que poussée par les seules technologies. Des « boosters » ont été installés à cet effet sur le territoire national, dans les écosystèmes les plus dynamiques, au sein de pôles de compétitivité existants pour ne pas créer de structures supplémentaires : à Toulouse et Bordeaux, en Bretagne, PACA, Ile de France. Simultanément, le CNES a créé une direction de l’innovation et des applications. De leur côté, les industriels engagent des fonds dédiés pour l’accompagnement des start-up, s’engagent dans des projets innovants comme les constellations de satellites (OneWeb) et réduisent les coûts par l’innovation. Pour que les applications et les services se développent ces efforts doivent s’amplifier. De plus, comme ils sont au contact du marché international et des besoins, ils sont les mieux placés pour entraîner les ETI et PME dans leur conversion digitale, susciter la création de start-up, plus agiles, plus réactives, plus familières avec les « business plan » des logiciels et services, donc davantage aptes à répondre aux besoins des utilisateurs finaux. Tout cela nécessite une culture nouvelle, de prise de risques et de partenariat. Trois recommandations me paraissent prioritaires :
1 - L’ouverture du spatial à d’autres compétences
Les entreprises, centres et organismes de recherche technologique ont besoin d’ingénieurs et de chercheurs. Mais, pour faire face à de nouveaux « business plan », imaginer des solutions plus agiles vis-à-vis des utilisateurs, trouver des fonds publics et privés pour le développement de start-up ou encore anticiper les changements et les besoins de la société, elles ont aussi besoin de spécialistes en marketing, d’analystes de la donnée, d’informaticiens, de designers, d’économistes et même de sociologues. Cette ouverture de l’industrie du spatial doit aussi multiplier les partenariats avec les laboratoires de recherche, les écoles, les universités.
2 - La démocratisation de la culture spatiale
Afin d’élargir et diversifier son recrutement, mais aussi ses applications et services, l’industrie spatiale a besoin de s’adresser à l’ensemble de la population. Or, le rôle de l’espace est encore trop méconnu. Cela passe par une sensibilisation des scolaires et un soutien aux structures de culture et de diffusion scientifique. Cela passe aussi par le rêve et la culture de la prise de risques : les récits d’exploration spatiale dans lesquels notre pays joue un rôle important (Philae, Exomars…) doivent être davantage appropriés par les citoyens pour lesquels c’est un motif de fierté, à l’image des conquêtes de nouvelles frontières racontées aux Etats-Unis.
3 - L’augmentation ciblée des investissements publics
Enfin, j’ai fortement recommandé de concentrer les investissements publics, du ministère de la Recherche, du PIA3, sur les satellites télécoms, la réduction des coûts et la valorisation des données. Les gouvernements et les administrations, en France comme en Europe, doivent aussi stimuler plus fortement le secteur aval à travers leurs propres besoins et jouer ainsi le rôle de client de référence. La stratégie spatiale proposée par l’Europe fin 2016 reprend ces préconisations.
Ces suggestions ne sont pas exhaustives et le rapport propose 80 mesures très concrètes. Je suis convaincue que le marché émergent et à croissance rapide des données de l’espace est une opportunité à saisir pour notre pays, dans le cadre d’une Europe du spatial renforcée. Je compte sur l’excellence de notre expertise scientifique et technologique, notre inventivité, notre capacité à ouvrir le spatial à l’économie numérique pour permettre à notre pays de garder son leadership dans ce secteur passionnant et porteur d’avenir. ■