Deux pays de population comparable, la Chine et l’Inde, ont depuis 1990 des rythmes de croissance économique très différents. En 1990 chacun de ces deux pays d’Asie avait un PIB de 300 Mds $. Selon la Banque mondiale, en 2016 celui de l’Inde était de 2260 Mds $, celui de la Chine de 11200 Mds $, près de 5 fois plus. Comment expliquer cette croissance très forte sans crise majeure de la Chine depuis près de 30 ans ?
Deng Xiaoping a eu un mérite que Xi Jinping lui reconnait en reprenant sa formule « réforme et ouverture ». L’introduction de l’initiative privée nationale et étrangère dans une économie entièrement publique, isolée, planifiée sur le modèle soviétique fut une réforme décisive. Deng Xiaoping a mis dix ans à vaincre les résistances dans le Parti : « pourquoi avoir fait une révolution victorieuse pour éliminer le capitalisme si on le réintroduit par la petite porte 30 ans après » ? Mais l’efficacité des « zones économiques spéciales » a eu raison des réticences. Et Deng Xiaoping a maintenu l’économie de marché naissante sous une planification impérative dirigée par le Parti. C’était là un défi considérable. L’économie de marché est animée par des entreprises qui déterminent leur stratégie, leurs produits, leur management et sont responsables de leurs résultats. La planification place l’économie sous la responsabilité de l’Etat qui fixe les objectifs, les échéanciers, alloue des ressources et sanctionne les dirigeants. C’est une logique inverse. La Chine est parvenue, par tâtonnements pragmatiques, à concilier ces deux logiques contradictoires en un système cohérent à l’efficacité redoutable. Le 13ème Plan quinquennal 2016-2020 est en cours d’exécution. Son objectif de croissance de 6,5 % l’an est jusqu’à présent respecté. Le Plan s’accompagne de plans sectoriels plus détaillés. Si la planification a des contraintes pour les entreprises elle a aussi des avantages. Le « Plan industrie 2025, made in China » offre des horizons industriels garantis par l’Etat aux entreprises de chaque secteur concerné, des moyens de financement sous conditions et un soutien public sur plusieurs années. Dans le secteur des voitures électriques, le plan a d’abord exclu les constructeurs étrangers en avril 2016 pour avantager les constructeurs nationaux. Depuis 2017 les étrangers sont admis. Ils s’engouffrent dans ce secteur. Le plan leur fournit un horizon chiffré sur l’essor du marché des voitures électriques en Chine qui leur permet d’engager des investissements sans trop de risques.
Lorsque Xi Jinping écrit « la continuité est la clé de l’exercice du pouvoir », il n’a que partiellement raison. On ne peut pas dire que la continuité au pouvoir du régime communiste castriste à Cuba ou dynastique en Corée du Nord ait été facteur d’efficacité économique ! Les conditions de la continuité du pouvoir sont essentielles. La Chine doit beaucoup à Deng Xiaoping pour en avoir fondé les bases. Il apporte une solution au problème majeur de tout régime communiste, la succession des dirigeants. Elle ne peut se faire que par cooptation faute d’élections démocratiques. Deng Xiaoping introduit une jurisprudence politique respectée depuis bientôt 30 ans : les dirigeants ne pourront exercer plus de deux mandats successifs de 5 ans ni être âgés de plus de 70 ans au terme du second mandat, donc pas plus de 60 ans au début du premier. Ces dispositions ont évité ce qui avait entraîné le déclin du PC soviétique : Staline secrétaire général 29 ans, Brejnev 18 ans. Lassé de ces longs règnes, le PC choisit ensuite Andropov et Tchernenko, malades et âgés, pour être sûrs qu’ils ne dureront pas. Quand Gorbatchev arrive les jeux sont faits, le PC est mourant. Instruit de cet exemple, Deng Xiaoping a instauré une continuité fluide des dirigeants. Ils ne seront pas séniles comme l’était devenu Mao Zedong et resteront en poste juste assez longtemps pour demeurer aptes à diriger efficacement l’économie. C’est un facteur essentiel de la croissance chinoise.
Pour préserver sa planification « l’économie socialiste de marché » doit rester relativement isolée de la mondialisation, bien qu’elle s’y insère. Ses moyens d’isolement sont la non-convertibilité du yuan, la fixation politique du taux de change, le contrôle des changes et des mouvements de capitaux, la réduction du rôle du $ dans ses échanges au profit du yuan, l’obligation pour les investisseurs étrangers de s’allier à un producteur local dans les secteurs stratégiques, les règlementations…. Les déclarations annonçant la suppression de ces moyens d’isolement sont restées lettres mortes. Au contraire, le contrôle des changes et des mouvements de capitaux a été renforcé. Seul un grand pays peut se permettre cet isolement. Mais plus la Chine devient puissante au sein de l’économie mondiale, plus il lui est difficile de s’isoler. Les grandes entreprises chinoises, privées et même publiques, parviennent à contourner les mesures d’isolement. Si elles se voient refuser une dotation en devises en échange de leurs yuans pour investir à l’étranger, elles iront emprunter ces devises à l’étranger à des taux moins élevés qu’en Chine et investiront avec des espoirs de dividendes supérieurs aux dividendes chinois. Elles peuvent encore faire un appel de fonds à la bourse de Londres ou New York pour financer une filiale à l’étranger. Les détenteurs étrangers d’une part du capital auront des sièges au conseil d’administration. La filiale, déclarée à l’étranger, échappera à l’Etat chinois. Le Parti subtilise parfois le chef d’entreprise une quinzaine de jours pour le contraindre au respect des règles chinoises. Il ressort contrit ou décidé à quitter le pays au risque de se faire confisquer son patrimoine. Ces mesures de force ne peuvent être durablement efficaces. La Chine doit concevoir des parades économiques proches de ce qui se pratique ailleurs dans le monde mais en maintenant un isolement suffisant pour conserver sa planification. C’est là un défi pour Xi Jinping
Le potentiel de croissance de la Chine demeure considérable. Son revenu national brut par tête, en parité de pouvoir d’achat, est encore plus de trois fois moindre que celui des Etats-Unis. C’est pourquoi toutes les grandes entreprises mondiales s’y établissent pour profiter du potentiel de cet immense marché. Dans un monde en paix la Chine peut conserver une croissance autour de 6 % si elle parvient à préserver son système économique original fondé sur une économie de marché sous la direction d’une planification impérative et son mode de succession de ses dirigeants assurant leur compétence dans la continuité du pouvoir.
Mais trois principales difficultés pourraient entraver la croissance.
1. L’endettement global. La dette publique et privée totale en 2017 s’élève à 260 % du PIB. La Commission de régulation bancaire chinoise (CBRC dans son sigle anglais) a un pouvoir discrétionnaire dans le cadre de sa mission de régulation. Elle s’efforce actuellement de réduire la finance de l’ombre (shadow banking). Les considérables réserves de change du pays, 3100 Mds $, contribueraient à faire face à une crise financière. Le Japon a un endettement total de 380 % de son PIB, la zone euro de 270 % et l’endettement des Etats-Unis, en % du PIB, est du même ordre que celui de la Chine, mais Donald Trump s’efforce de démanteler la loi de régulation Dodd-Franck. L’endettement de la Chine inquiète mais il y a plus de risque qu’une crise financière éclate aux Etats-Unis.
2. L’anarchie des finances locales. Les ressources fiscales des collectivités en fonction de leurs compétences n’ont pas été modifiées depuis 1994. Xi Jinping a l’intention de tout remettre à plat pour éviter les doublons, les rentes indues, les lacunes de financement, les inégalités territoriales, l’endettement des collectivités et ainsi restaurer l’efficacité de l’Etat. Les collectivités territoriales, depuis les provinces jusqu’aux villes, disposeraient de ressources fiscales propres et de dotations du budget central pour financer leurs missions enfin redéfinies. Cette réforme requiert une forte autorité politique pour être menée à bien.
3. Les inégalités croissantes. Tous les pays émergents en croissance connaissent de fortes inégalités sociales. Tant que les citoyens défavorisés conservent l’espoir d’une amélioration de leur niveau de vie l’inégalité est socialement acceptable, puis devient plus dangereuse, ce qui est le cas en Chine. Le niveau de vie des ruraux est à la traîne et la hausse de l’immobilier dans les grandes villes absorbe le supplément de revenu gagné par les moins favorisés dont le niveau de vie net stagne. Il faudrait établir une vraie fiscalité, aujourd’hui très faible, sur les plus-values immobilières, sur la propriété foncière, sur les mutations pour enrayer la spéculation immobilière. Jusqu’à présent le pouvoir a hésité à engager cette réforme fiscale.
Ces trois difficultés ne sont pas rédhibitoires mais il ne faut pas les laisser s’envenimer. On peut penser que Xi Jinping aura la détermination de les surmonter au cours de son second mandat. Et la croissance devrait se maintenir. ■