Dans tous les domaines, il est souvent bien utile de connaître le passé pour penser l’avenir. L’idée d’écrire ce livre m’est venue en corrigeant des copies d’élèves-instituteurs, qui opposaient l’école « d’aujourd’hui » à une école « d’avant » qui n’aurait pas eu les mêmes défauts et qui aurait fonctionné. Il m’est assez vite apparu qu’ils mythifiaient l’école de Jules Ferry, telle que l’imaginaire collectif se la représente d’après Le Grand Meaulnes ou les livres de Pagnol, et qu’ils méconnaissaient assez largement ce qui avait précédé, sur le plan concret comme dans le domaine des théories et expérimentations pédagogiques. J’ai voulu offrir dans un petit livre un rapide panorama historique qui permettrait d’appréhender assez simplement les grands débats qui eurent lieu autour de l’école. Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, les lois Ferry ne marquent nullement la naissance de l’école en France, ni même son amélioration, mais plutôt l’aboutissement d’un long processus, et son infléchissement significatif vers ce que nous connaissons aujourd’hui. Et les "hussards noirs" ne sont pas le modèle indépassable du bon professeur, et ont eu ne nombreux et dignes prédécesseurs.
Des lois Jules Ferry de 1881-1882, on retient généralement quatre termes, dont on croit qu’ils surgissent à ce moment-là dans le paysage scolaire.
On nous dit que l’école devint alors « publique, gratuite, obligatoire et laïque ». En réalité, elle était gratuite depuis fort longtemps, pour ceux qui avaient besoin de cette gratuité, c’est-à-dire pour les pauvres. L’Eglise, qui avait été la première éducatrice de France depuis le Moyen-Âge et qui avait structuré progressivement les énergies éducatives libres et éparses, était soucieuse d’enseignement populaire et avait mis en place tout un système de redistribution charitable. Rien n’est jamais parfait, évidemment, mais quand on parlait de gratuité avant la fin du XIXème siècle, il s’agissait d’une réalité, et non d’un financement par des impôts directs et indirects. Aujourd’hui tout le monde paie l’école « gratuite », et particulièrement les parents, ne serait-ce que par le biais des impôts indirects auxquels personne n’échappe, comme la TVA. Elle n’a donc rien de réellement « gratuit ».
La dimension "publique" de l’école existait aussi depuis bien longtemps, et ce qualificatif était lié simplement à son mode de financement. Etaient publiques les écoles financées par l’Etat ou l’une de ses ramifications - qu’elles fussent religieuses ou non-confessionnelles - et étaient privées les écoles financées intégralement sur deniers privés - qu’elles fussent elles aussi religieuses ou non. En 1879, donc avant les lois Ferry, environ 78 % des élèves étaient scolarisés dans des écoles publiques, mais les congrégations religieuses scolarisaient environ 40 % des élèves de ces écoles publiques… La situation était plus complexe et plus souple que de nos jours. Aujourd’hui, après l’uniformisation engagée par Jules Ferry et poursuivie tout au long du XXème siècle, il existe en France bien peu d’écoles vraiment privées, c’est-à-dire indépendantes du financement de l’Etat. Cette situation est assez originale tant sur le plan historique que sur le plan international, et pourrait être repensée.
Enfin l’école était obligatoire jusqu’à 14 ans depuis une ordonnance royale promulguée par Louis XIV en décembre 1698. Quand on nous présente une France analphabète qui accèderait aux lumières de l’instruction grâce aux Républicains, on crée un mythe dangereux qui empêche toute vraie réflexion sur le passé, et donc toute construction saine de l’avenir. Le taux d’alphabétisation était excellent en France avant les lois de la Troisième République : en 1871, il est de 78 % pour les hommes et de 66 % pour les femmes, et le recensement de 1911 nous renseigne sur l’alphabétisation de ceux qui avaient 20 ans en 1881 et furent instruits avant l’arrivée aux affaires de Jules Ferry ; les chiffres sont de 86 % pour les hommes et de 79 % pour les femmes (Emmanuel Todd, Après la Démocratie).
Les lois Ferry n’ont fait que confirmer ce que les générations antérieures avaient construit et qui portait ses fruits.
Jules Ferry a en revanche introduit deux nouveautés qui me semblent constituer le point de basculement historique à partir duquel l’école, en réalité, a commencé à décliner : la laïcité, qui détache le processus scolaire de toute spiritualité et remet en débat la question de sa finalité, et l’accélération massive du processus d’uniformisation qui avait débuté au milieu du XIXème siècle. C’est l’association de l’uniformisation - des structures, des formations, des méthodes, des supports, des programmes, des financements et des examens - et de la laïcité qui a lancé finalement le mouvement descendant et sclérosant, aboutissant à ce que l’on connaît aujourd’hui, et dont presque tout le monde se plaint.
La question centrale est en fait celle de la finalité de l’école, en tant que structure, et de la finalité de l’enseignement, en tant que formation. Les hommes du début du XXème siècle ont prétendu chasser Dieu de l’école. Mais la formation des enfants avait toujours été vue comme une activité transcendante, liée au dépassement de soi et à l’élévation par la culture. Le processus de formation, et d’éducation dans son ensemble, est une tension, et donc une tension vers quelque chose. Le problème est la définition de ce point vers lequel on tend. Jusqu’au XIXème siècle, l’objectif principal de cette formation de l’esprit était le salut de l’âme, et Dieu formait son horizon. Chassant Dieu, il a fallu le remplacer par autre chose. Cela a été la Nation, suivant l’impulsion donnée par la Révolution et reprise à la fin du XIXème siècle. Et cela a fonctionné tant que les mentalités sont restées réceptives. Mais après la Seconde Guerre mondiale, le patriotisme est devenu inaudible, la notion de nation illégitime et toute transcendance s’est effondrée. On ne sait plus trop aujourd’hui pourquoi on met les enfants à l’école, si ce n’est pour qu’ils trouvent une petite place dans la société. La structure tourne, mais comme une toupie sans impulsion ; elle ne peut donc progressivement que s’arrêter. Le vrai problème n’est donc pas seulement structurel, politique ou pédagogique ; il est philosophique, en ce sens qu’il touche à la finalité même de l’école, à la définition de l’homme qu’elle doit former. C’est sur ce point que plus personne n’est d’accord. La question est d’ordre anthropologique, et les idéologies s’affrontent, mais de manière masquée, ce qui fausse le débat.
Au XVIIème siècle, dans les écoles jansénistes de Port-Royal, le commentaire de texte était un travail qui permettait à l’élève d’indiquer son interprétation personnelle des textes. Aujourd’hui, il n’y a plus d’interprétation personnelle. Dans toutes les disciplines, on demande aux élèves d’appliquer des grilles d’interprétation déjà fabriquées, dans des itinéraires entièrement balisés. On ne donne plus aux enfants le moyen de conquérir leur liberté, ce qui était l’objet de l’éducation dite "libérale" et des arts libéraux, mais on les noie sous un amas de méthodologies qui leur imposent en tout une seule façon de procéder.
Or toutes les dystopies imaginées au XXème siècle ont dénoncé l’uniformisation comme ennemie de la liberté. Nous replonger dans l’histoire de l’école depuis le Moyen-Âge, c’est redécouvrir la richesse des expérimentations, des débats, des réflexions menés au cours de ces siècles ; c’est aussi réapprendre à faire confiance aux individus et aux initiatives privées au-delà des structures globales, forcément inertes et stérilisantes. L’éducation, c’est avant tout une histoire d’hommes, d’un professeur qui rencontre un élève et l’emmène avec lui dans une aventure intellectuelle et humaine. ■
* Virginie Subias Konofal a enseigné en classes préparatoires et dans le secondaire. Elle est responsable du pôle culture générale de l’’IFLM et membre du bureau de la Fondation pour l’école. Vient de publier « Histoire incorrecte de l’Ecole. De l’ancien régime à aujourd’hui » – Editions du Rocher.