Contrairement à nos gouvernements, les pouvoirs publics britanniques ont, en effet, laissé vendre très tôt et sans grande résistance la majorité de leurs «champions » industriels nationaux. Aujourd’hui, ces entreprises à capitaux étrangers pilotent la plupart des pôles d’excellence outre-Manche et sont donc une composante essentielle du succès de la stratégie industrielle portée par Theresa May pour sortir de l’UE par le haut.
Les IDE, un pilier de la politique industrielle britannique
Les pouvoirs publics britanniques ont pris conscience très tardivement de l’importance de l’industrie pour leur économie. Il aura fallu la crise financière de 2008 pour que soient posés les premiers jalons d’une nouvelle stratégie industrielle. Le gouvernement Cameron a en effet affiché dès 2010 la volonté de «rééquilibrer l’économie au profit de l’industrie et des régions ». À son arrivée au pouvoir en 2016, Theresa May a défini à son tour une stratégie économique et industrielle pour anticiper les conséquences du Brexit. Le pays est en effet très dépendant du monde extérieur et notamment de l’UE, qui lui fournit plus de la moitié de ce qu’il consomme. Theresa May souhaite développer un appareil industriel fort, seul moyen de corriger les déséquilibres commerciaux, géographiques et sociaux dont souffre le pays. L’objectif est de faire du Royaume-Uni une puissance industrielle de premier plan pour s’imposer sur la scène mondiale dans l’ère post-Brexit. Des mesures ont ainsi été prises pour aider les industries les plus prometteuses, en misant particulièrement sur l’innovation technologique (augmentation du budget consacré à la R&D, développement des clusters liés à l’industrie du futur, etc.).
Les investisseurs étrangers jouent un rôle essentiel dans cette nouvelle stratégie. Pendant très longtemps, la politique industrielle au Royaume-Uni s’est en effet résumée à l’attraction de capitaux étrangers pour enrayer le déclin des territoires industriels, suite au désengagement de l’État des années 1970. Aujourd’hui, des secteurs comme la pharmacie, l’automobile, l’aéronautique, qui constituent des atouts pour le pays, sont aussi ceux qui sont progressivement «passés » entre les mains d’investisseurs étrangers. Le pays est encore en 2016 la destination privilégiée, tous secteurs confondus, des investisseurs en Europe. D’après le classement du cabinet EY, il se positionne au deuxième rang européen pour l’accueil de projets industriels.
Les investissements étrangers ont freiné la désindustrialisation
Avec le recul, on peut dire que cet afflux d’investissements a permis de maintenir en activité une partie du tissu industriel britannique et, par conséquent, a ralenti (et non précipité) le mouvement de désindustrialisation du pays. Le Royaume-Uni a en effet aujourd’hui une base industrielle comparable à celle de la France même s’il a connu une désindustrialisation beaucoup plus rapide et marquée que notre pays.
La renaissance du secteur automobile britannique est un exemple parlant du rôle positif joué par ces investisseurs étrangers. Après des années de déclin, le pays est aujourd’hui le troisième producteur de voitures au niveau européen, et le second sur le segment des véhicules haut-de-gamme. Pour autant, le pays ne compte presque plus de constructeurs nationaux : les entreprises sous contrôle étranger réalisent plus de 80 % de la valeur ajoutée du secteur et contribuent à 88 % des dépenses en R&D du secteur.
Ces investisseurs étrangers ont permis également de revitaliser certains territoires. Les Midlands de l’Ouest par exemple, région plus fortement touchée que les autres par la désindustrialisation, ont pu tirer parti de l’implantation de l’indien Tata. En 2008, le groupe a racheté les marques Jaguar et Land Rover (JLR) et investi des montants considérables pour faire monter en gamme l’appareil productif de ses trois usines. Résultat : entre 2009 et 2015, cette région a vu son PIB industriel gagner 2,5 points et son taux de chômage passer de 9,7 % à 5,7 %.
Les IDE ne peuvent à eux seuls permettre la reconquête industrielle des territoires
La tendance générale des entreprises étrangères est logiquement de choisir les localités les mieux dotées en compétences et en écosystèmes dynamiques (universités de renom, centres de R&D, etc.). Cela accentue la polarisation des investissements dans certaines zones et mécaniquement celle des soutiens publics (financement d’infrastructures, de clusters, etc.). Ainsi, le rebond de l’industrie automobile dans les Midlands de l’Ouest n’a pas beaucoup profité à Birmingham, la ville la plus importante de la région, qui a un taux de chômage de près de 11 %. L’attraction d’investisseurs étrangers ne peut à elle seule résorber des années de désindustrialisation et de désengagement des pouvoirs publics.
Pour produire des effets durables, la politique de promotion des IDE doit s’accompagner de mesures de développement économique local (infrastructures, soutien aux entreprises, renouvellement des compétences, etc.). L’essentiel pour les pouvoirs publics, qu’ils soient locaux ou nationaux, est de s’assurer que les ressources (naturelles, fiscales, foncières, humaines) qui abondent les investissements étrangers sont affectées aux projets dont les retombées locales sont maximales.
De nouvelles inquiétudes sur fond de Brexit et de préoccupations stratégiques
Selon le Centre for Economic Performance de la London School of Economics, le Royaume-Uni pourrait perdre 22 % des flux d’IDE entrants au cours de la prochaine décennie, à cause du Brexit. Actuellement, le gouvernement britannique cherche à tout prix à retenir les investisseurs étrangers car il ne peut se priver de leur manne. Il a ainsi annoncé vouloir ramener l’impôt sur les sociétés de 20 % à 17 % à l’horizon 2020, ce qui risque de peser sur ses finances publiques. Parallèlement, il doit aussi faire face aux pressions des groupes étrangers qui souhaitent obtenir des accords de compensation aux éventuels surcoûts engendrés par la sortie du pays de l’UE. Rappelons que 59 % des 30 000 composants qui permettent de fabriquer une voiture au Royaume-Uni sont importés, contre environ 40 % en France et en Allemagne. Les deux tiers de ces importations proviennent d’Europe.
Par ailleurs, le Royaume-Uni, qui s’est longtemps targué d’être l’un des pays les plus ouverts en matière d’investissements étrangers, n’a presque aucun outil législatif pour bloquer les prises de contrôle par des sociétés étrangères. Le gouvernement est particulièrement préoccupé par les rachats massifs d’actifs par des sociétés chinoises dans des secteurs stratégiques comme l’énergie (la centrale nucléaire de Hinkley Point par exemple) ou encore le numérique (la société Global Switch, le plus grand centre de données du pays).
Theresa May fait donc face à un dilemme : d’un côté, elle doit démontrer que le Royaume-Uni reste une économie ouverte, avec un faible niveau d’intervention publique, pour attirer des investisseurs étrangers. Elle ne doit notamment pas indisposer la Chine, afin de préserver le commerce et l’investissement durant cette période post-Brexit riche de turbulences. De l’autre, elle doit prendre en compte le sentiment nationaliste parmi ses électeurs et la perception que le rachat d’entreprises britanniques par des capitaux étrangers devrait être davantage contrôlé.
En conclusion, la situation du Royaume-Uni illustre bien les implications économiques et politiques d’une ouverture d’un pays aux IDE. Elle soulève également de nombreuses inquiétudes concernant la capacité du pays à poursuivre à long terme une stratégie industrielle pour garantir au pays une sortie de l’UE par le haut. ■
Pour en savoir plus :
«L’investissement étranger, moteur de la réindustrialisation au Royaume-Uni ? », Louisa Toubal, La Fabrique de l’industrie, Presses des mines, novembre 2017.
«Royaume-Uni : les investisseurs étrangers au secours de la stratégie post-Brexit ? », Louis Toubal, La Fabrique de l’industrie, février 2018