Si la France a connu huit changements de régime en 200 ans, c’est dans une certaine continuité : le vieil équilibre westphalien et un centralisme dirigiste qui s’est renforcé à mesure que fleurissaient les nouvelles missions de l’Etat moderne. Le gouvernement contemporain, qu’il soit local, national ou européen, s’éparpille dans de multiples tâches, certaines légitimes et relevant d’un besoin accru de régulation dans un monde de plus en plus complexe et adverse au risque, d’autres arbitrairement confisquées au secteur privé. N’est-il pas temps d’avoir une réflexion de fond sur la notion de biens communs et de service public dans un monde qui change rapidement et où le rôle de plus en plus flou des pouvoirs publics est accueilli, partout dans le monde, avec interrogation et scepticisme ?
Il est bon de se souvenir de l’idéal républicain de la Troisième République et de revenir à un Etat du minimum nécessaire qui puisse se montrer arbitre impartial plutôt que dirigiste, accomplir les tâches économiques qu’il est le seul à pouvoir accomplir, et assumer pleinement des fonctions régaliennes essentielles aujourd’hui négligées. Gouverner c’est faire des choix qui s’opposent le moins possible aux libertés individuelles, et mettre en œuvre ces choix sous un certain nombre de contraintes. Les principes et l’action d’un gouvernement sont en fait intimement liés. C’est l’analyse empirique qui renseigne sur l’ensemble des possibles et limite les errements de la subjectivité : par exemple il est difficile de théoriser à la fois un SMIC élevé et le plein emploi au vu de tant d’études objectives qui démontrent le contraire. Il est également difficile de rechercher une croissance maximale et dans le même temps refuser d’admettre les bénéfices de la concurrence et du libre-échange. Et donc un certain nombre de contraintes s’imposent à toute philosophie politique. A titre d’exemple, l’égalité des chances (admise par le plus grand nombre mais pas forcément priorisée par le plus grand nombre) peut apparaître comme un choix subjectif. En réalité c’est aujourd’hui davantage une contrainte, tout au moins une exigence d’efficacité, tant il est vrai que de nombreux résultats positifs en découlent, notamment la cohésion sociale et la vigueur de l’innovation.
C’est donc à la lumière de l’examen continu de la performance des politiques publiques que nous envisageons l’action politique, qui ne peut prétendre éliminer tout effet négatif, tout au plus en minimiser l’impact. En France comme ailleurs, le manque d’évaluation approfondie de l’action publique favorise du côté des gouvernants le contrôle bureaucratique et la logique simpliste (que dénonçait déjà Crozier il y a cinquante ans), du côté des gouvernés le relativisme voire l’abandon dans la démagogie (au passage, pas due aux réseaux sociaux en soi, de même que l’invention de l’imprimerie n’est pas responsable des guerres de religion). Ainsi prônons-nous le bilinguisme systématique pour les écoliers français parce qu’il est facteur d’ouverture sur le monde, d’agilité intellectuelle et d’intégration européenne - de nombreuses études (y compris neurologiques) vont dans ce sens. Nous n’ignorons pas le risque «déstructurant » (d’une certaine culture française), mais nous le relativisons.
Et c’est précisément parce que les gouvernements disposent de très peu de solutions évidentes qu’il faut enrichir leur travail par l’apport de l’intelligence collective et initier une révolution de l’information déjà largement commencée par le secteur privé. Cela implique de réorganiser la machine gouvernementale en rendant indépendants les organes en charge des évaluations (actuellement disséminés au sein de chaque ministère) et en investissant dans des outils beaucoup plus granulaires (le narratif des pouvoirs publics est truffé d’indicateurs macro-économiques beaucoup trop génériques) et en introduisant le Big Data dans l’analyse politique. Un seul exemple : si le contribuable, qui paye autour de 2 ou 3 euros le ticket d’accès à la piscine municipale, avait connaissance du prix total (hors subventions) pour la communauté, il consentirait peut-être plus facilement à faire quelques kilomètres de plus pour réduire la dépense publique. La société civile est aujourd’hui prête à aider : comme le remarque Tim Cook, le PDG d’Apple, dans une interview récente avec le New York Times, «les pouvoirs publics n’opèrent plus avec la même efficacité et la même rapidité que dans le passé. Et donc il revient aux entreprises, mais aussi à la société dans son ensemble de se montrer à la hauteur. »
Un volet important de la modernisation de l’Etat c’est aussi de rendre aux citoyens suffisamment d’autonomie pour renforcer leur résilience devant les changements brutaux qui se profilent pour nos modes de travail et de vie. En particulier, les avancées de l’intelligence artificielle ne laissent deviner que des contours flous d’un avenir où le travail sera ou ne sera pas raréfié. Mais on peut dès maintenant tenir compte des risques encourus, envisager une prospective de long terme (sans pour autant revenir au Plan), surtout si les solutions qui s’offrent à nous ont une portée générale et laissent l’initiative au citoyen : l’accès facile à la formation continue et aux nouvelles technologies ; la convergence de tous les statuts du travail dans un cadre beaucoup plus équitable et mieux adapté au risque de carrières beaucoup plus volatiles que dans le passé ; l’investissement dans la recherche fondamentale. Il faut aussi repenser la liberté de l’homme au-delà du schéma «éducation, carrière, retraite » des Trente Glorieuses et concevoir une assurance sociale et une fiscalité à la fois plus incitatives au travail, mais aussi capables de compenser de longues absences de travail. Un système socio-fiscal plus lisible, plus pérenne, sans trop d’exceptions (niches fiscales), progressif mais où le capital n’est pas trop pénalisé nous paraît pouvoir s’appuyer sur l’introduction du revenu universel, qui se justifie en remplacement des aides sociales, mais aussi comme dividende de la recherche publique en tant que bien commun. Et dans la mise en œuvre de ces vastes chantiers, il est essentiel de favoriser l’expérimentation ciblée avant de prendre des décisions à grande échelle.
Bien loin du modèle jacobin, une des clés de toute réforme de fond du gouvernement consiste à déterminer pour chaque problématique le meilleur niveau de décision politique. Il n’échappe à personne que le réchauffement climatique ne peut s’appréhender qu’au niveau mondial. Par contre, beaucoup d’initiatives collectives peuvent se régler par l’entreprise privée : ainsi quand Benjamin Franklin invente les brigades de pompiers au XVIIIèmeė siècle, c’est en tant qu’association de quartier. Entre ces deux extrêmes, toute la gamme de niveaux de service public doit pouvoir être envisagée sans être obsédé par la nation, un étage de subsidiarité comme un autre en somme. Par défaut, c’est toujours le niveau le plus local qui doit être privilégié pour minimiser d’éventuels impacts négatifs. Et le type de gouvernance doit aussi changer : le centralisme est remis en cause jusqu’à dans l’armée, contrainte de s’adapter devant l’émergence de nouvelles menaces, notamment terroristes : ainsi aux Etats-Unis le général McChrystal a théorisé une approche «eyes-on, hands-off » consistant à déléguer suffisamment pour accélérer la puissance de frappe tout en gardant une vision d’ensemble, gage de cohérence. Il n’est pas jusqu’au processus-même de décision politique qu’il ne faut revoir : le citoyen moderne se satisfait peu des systèmes représentatifs ou référendaires.
C’est l’ensemble de ces problématiques qui sont décortiquées dans Le Gouvernement des citoyens (PUF), un ouvrage nourri de nombreuses contributions d’experts du Club Praxis, un think tank franco-américain indépendant et pluridisciplinaire. ■
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