Avec le Learning Human Change (htt://www.humanchangelab.com/), Chaire partenariale de recherche-action, hébergée au sein de la fondation du Cnam et créée avec le cabinet Julhiet Sterwen, nous avons trois missions : expliquer au plus grand nombre ce que représente l’IA (ainsi, nous avons créé le MOOC « Manager augmenté par l’IA ? » sur Fun en 2018 qui a dépassé les 10 000 inscrits), analyser les pratiques managériales impactées par l’IA (ainsi, grâce à des chantiers de recherche en mode design thinking menés par le Lab et des thésards, nous acculturons les collaborateurs au numérique et à l’IA), et créer de la connaissance sur les nouvelles compétences à développer pour travailler avec l’IA (ainsi, nous venons de publier avec Emmanuelle Léon l’ouvrage Métamorphose des managers à l’ère du numérique et de l’IA).
Cet article propose une synthèse de notre travail de recherche autour de cinq axes structurants qui justifient notre conviction : « Il faut accepter de devenir des managers augmentés par l’IA si on ne souhaite pas qu’elle décide à notre place ».
L’IA représente une innovation d’usage qui transforme les modèles économiques et les métiers
Pour les Professeurs Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee (1), l’IA (et plus particulièrement ses applications en machine learning), peut être considérée comme une technologie innovante à usage général au même titre que la machine à vapeur, l’électricité ou le moteur à combustion interne. Elle s’inscrit dans le cycle des disruptions qui portent la croissance économique et qui redéfinissent la cartographie des emplois. Si nous sommes tous convaincus que l’IA aura des impacts dans notre vie courante avec par exemple la maison ou les objets connectés à reconnaissance vocale (Google home), il est plus difficile d’appréhender la façon dont l’IA va transformer nos métiers et leurs périmètres, alors que c’est une question fondamentale pour notre avenir individuel et collectif. Plusieurs raisons existent : les collaborateurs ne savent pas identifier ce que fait l’IA dans leur entreprise ; ils associent l’IA au codage et se sentent alors incompétents pour l’appréhender ; ils ont peur d’être remplacés par l’IA comme l’ont été les caissières.
Les informations sur l’IA sont surabondantes dans la sphère privée et inexistantes dans la sphère professionnelle
Les collaborateurs et les managers sont confrontés à un paradoxe. Alors que notre sphère personnelle est envahie d’informations issues des débats sur les peurs et les opportunités de l’IA publiés par la presse grand public, rares sont les entreprises qui abordent ce sujet et l’introduisent dans la sphère professionnelle des collaborateurs ou des managers. Plusieurs raisons peuvent être soulignées : nous sommes au début des réflexions stratégiques sur la façon dont l’IA va redéfinir les business model et les dirigeants sont en recherche de stratégies d’adaptation ; les études dissonantes sur la destruction et la création des métiers liés à l’IA suscitent des peurs à la fois des dirigeants et des collaborateurs ; l’IA est associée à la robotisation et à la réduction des coûts et non à la création d’une nouvelle valeur ajoutée dans les métiers ; les entreprises n’abordent pas la question de l’impact de l’IA sur les métiers avec leurs collaborateurs.
L’IA est en mesure aujourd’hui de remplacer, d’assister et d’augmenter le manager dans certaines tâches bien délimitées
Est-ce que l’IA va remplacer ou augmenter le manager ? Pour répondre à cette question, il faut changer de prisme et s’intéresser, non pas au manager ou au collaborateur qui resteront au cœur de l’entreprise, mais aux tâches qu’ils réalisent, qui vont radicalement être transformées avec l’IA.
• Certaines tâches seront remplacées par l’IA : L’IA permettra de gagner du temps pour se concentrer sur des tâches à plus forte valeur ajoutée fondées sur du relationnel par exemple. Ainsi, les IA sont capables de prendre des RDVs (Juliedesk.com), de gérer des tâches (htt://www.eviebot.com/en/), de faire de la curation (http://flint.media/), de designer des sites internet (http://fr.heek.com/), d’analyser des bases de données pour sécuriser les documents (http://www.dathena.io/).
• Le manager pourra être assisté par l’IA dans d’autres types de tâches : En effet, l’IA peut assister le manager dans une logique de complémentarité afin qu’il gagne en productivité. Concernant ce champ, les IA permettent aux managers d’avoir de nouvelles idées et les aident à innover (htt://www.tkm.fr/fr/). Elles peuvent générer des tableaux de bord pour piloter de façon individualisée et en temps réel des actions et des profils (microsoft my analytics) ;
• Le manager pourra réaliser de nouvelles tâches qu’il n’aurait pas pu faire sans l’IA. Ainsi, l’IA augmente le manager. Par exemple, face à l’infobésité, les IA permettent d’avoir des synthèses (microsft Delve), permettent au manager de prendre des décisions en temps réel avec plus d’informations chiffrées objectives (ex : avoir en temps réel, les prix des concurrents pour adapter l’offre), faire de la présélection de candidats et du recrutement prédictif (http://www.assessfirst.com/fr)
Pour accompagner la disruption des métiers et préparer les collaborateurs, l’entreprise peut s’appuyer sur trois messages à délivrer :
1. Les progrès des applications de l’IA sont continus. Chacun doit se tenir informé en mettant en place une stratégie de veille et de curation individuelle sans nécessairement compter uniquement sur l’entreprise.
2. La vitesse de transformation des tâches à réaliser quels que soient les métiers n’a jamais été aussi rapide. Pour l’intégrer, il faut accepter l’idée que ce qu’il doit faire peut être remis en question par une IA qui sera plus performante, ce n’est pas une substitution mais une opportunité pour faire autre chose.
3. Au quotidien, l’individu doit se discipliner pour séquencer son temps entre ce qu’il doit faire pour viser la performance, le temps pour apprendre, le temps pour trouver de nouvelles opportunités et créer de la valeur avec des activités qui ne pourront pas être faites par l’IA à l’instant présent.
L’IA n’est pas structurée pour remplacer le manager dans ses missions fondamentales
Les IA sont performantes dans des tâches précises or le rôle du manager est de gérer l’inattendu, la crise, l’aléa, l’incertain. Ainsi, IA et manager sont opposés dans leur mode de gestion et complémentaires dans leurs actions. Un manager est celui qui décide, motive, développe les talents, ces actions requièrent de l’humanité, de l’empathie et ne peuvent pas être faites par des IA actuelles. De plus, le manager a un devoir d’équité et de contrôle. Il sera toujours celui qui fixe le cadre pour pouvoir sortir du cadre. Ces deux missions incontournables seront de mettre de l’humain au cœur d’une équipe et de contrôler les processus, les hommes et les IA. Aucune de ces missions fondamentales ne pourront être déléguées à des IA (puisqu’il faudra toujours les surveiller). Il ne faut pas se laisser impressionner par les exemples médiatiques comme l’IA qui s’est présentée à une mairie du Japon ou qui est devenue PDG de BridgeWater.
Comment mener des actions en entreprise pour acculturer les managers et les collaborateurs afin qu’ils réinventent leurs métiers en intégrant ce que peut faire l’IA
Pour arriver à cet objectif, il va falloir dépasser deux difficultés, l’une d’ordre stratégique, l’autre d’ordre idéologique. En effet, la première difficulté pour les décideurs sera de repenser leur stratégie rapidement en intégrant les avancées de l’IA et la prospective de ces avancées dans leur vision. Les entreprises les mieux dotées pour cet exercice seront certainement celles qui intègrent un département prospective et innovation ou celles qui travaillent déjà avec des systèmes d’IA. La deuxième difficulté va être d’acculturer positivement les collaborateurs à l’IA et les amener à redéfinir leurs métiers. Ce défi repose sur le rôle des managers qui pourront former, temporiser, faire émerger de nouvelles valeurs ajoutées. Pour faire accepter l’IA aux collaborateurs et diminuer les résistances, il faudra leur expliquer ce que c’est, ce qu’elle fait déjà, ce qu’elle peut faire, ce qu’elle va faire et ce qu’elle ne fera pas. Aussi, nous préconisons de créer des groupes métiers animés par le manager et des spécialistes en design thinking afin de réfléchir à la façon dont l’IA peut remplacer, assister et augmenter les activités, les tâches et les compétences des salariés.
L’IA offre la possibilité à la société, aux Etats, aux dirigeants et à chacun de nous de questionner nos valeurs et notre vision du futur. L’erreur serait de considérer l’IA comme un super levier d’une croissance économique comme on la connaît aujourd’hui. Les dirigeants doivent profiter de l’IA pour réaffirmer leurs valeurs et créer un développement inclusif en respectant les ressources de la terre. « Nous sommes actuellement confrontés aux limites de notre planète. Est-il possible de faire coexister dix milliards de personnes sans la détériorer ? Même si les êtres humains sont géniaux, ils l’ont prouvé de nombreuses fois en cassant les atomes et en explorant le système solaire, cette tâche-là sera plus ardue que tout ce que nous avons fait dans le passé. Elle impose en particulier d’abandonner l’idée de croissance économique et de se confiner au développement durable. Cela est difficile à faire comprendre à nos dirigeants (2) ». ■
1. Brynjolfsson, E., McAfee, A. 2018. Le Business de l’Intelligence Artificielle : ses possibilités et ses limites pour votre organisation, Harvard Business Review, Printemps 2018, pp. 123-133.
2. Reeves, H., De Rosnay, J., Coppens, Y., Simonet, D. 1996. La plus belle histoire du monde, coll. Points, Seuil, p.185.