* Directrice adjointe de la rédaction d’Europe 1, Bérengère Bonte a signé des documentaires pour France 5, dont la série Dans le secret du Conseil des ministres. Elle est l’auteure, aux éditions du Moment, de Sain Nicolas (2010), Hommes de... (2015), ainsi que La République française du Qatar (Fayard, 2017).
Dix heures. Depuis quelques minutes, les deux cavaliers de la garde républicaine positionnés au salon des Tapisseries lèvent le sabre au visage pour saluer l’entrée de chaque ministre dans le salon des Aides de camp. Une fois le gouvernement au complet, on prévient à l’étage. L’huissier-chef, redingote bleue, ouvre alors la route au couple exécutif qui descend du Salon doré et prononce les six mots solennels : « Monsieur le président de la République ! »
Les deux gardes républicains hissent le sabre bien haut. Droit comme un « I » derrière sa chaise, chaque ministre fait silence. Le président pénètre dans le salon des Ambassadeurs, suivi du Premier ministre et des secrétaires généraux. Tour de table pour de Gaulle, qui prend cinq ou dix minutes afin de serrer chaque main. Sarkozy se contente d’attraper les quelques-unes qu’il croise jusqu’à sa place. En 2013, Hollande s’épargne cet effort. Sous Macron encore, l’huissier déplace légèrement le fauteuil présidentiel, différent de celui des ministres. Sa Majesté s’assied. Ses troupes font de même.
L’huissier quitte la pièce et ferme les portes. Fin des prémices.
Le huis clos commence.
Premiers instants sur l’olympe
Règle numéro un : solidarité gouvernementale. « On joue collectif, sous l’autorité du Premier ministre. Je vous demande de la modestie dans le comportement, vous êtes là pour servir l’État, pas pour vous servir. Pas de comportement qui agresse », énonce Chirac. Autour de la table, tout le monde s’empresse de prendre en note ces paroles historiques, juste avant de s’entendre rappeler la règle numéro deux : le secret des délibérations, autre grand principe gaullien. « Tout le monde avait tout noté, se souvient Dominique Bussereau. Le lendemain tout s’est retrouvé dans la presse. »
Également parmi les classiques du premier Conseil : le tour de vis budgétaire. L’État donne l’exemple. D’entrée, en 2012, François Hollande réduit les salaires du gouvernement : « 30 % de moins », précise le décret à l’ordre du jour de ce 17 mai. Soit 9 940 euros bruts mensuels pour un ministre au lieu de 14 200. Une loi adoptée durant l’été, mais rétroactive au 15 mai, ramène la rémunération du président de 21 300 à 14 910 euros. Le train de vie des cabinets ministériels n’est pas épargné. Dotation réduite de 10 % avec, pour chaque ministre, 15 collaborateurs maximum – 10 pour un ministre délégué.
Cinq ans plus tard, Emmanuel Macron va encore plus loin mettant la barre à 10 maximum pour un ministre de plein exercice, 8 pour un ministre délégué, 5 pour un secrétaire d’État. Élagage spectaculaire qui permet 35 millions d’euros d’économies : le gouvernement d’Édouard Philippe compte 288 conseillers, au lieu de 551 sous Valls. Un mouvement entamé une quarantaine d’années plus tôt avec Giscard qui, en 1974, avait déjà douché l’enthousiasme de ses troupes le premier jour, annonçant cent cinquante licenciements à l’Élysée et un serrage de ceinture dans tous les cabinets.
Ah ! La première photo de famille que tant de ministres font ensuite encadrer ! Devant les marches, les bras dans le dos, François Mitterrand pose à côté de son grand Premier ministre, un pas devant, le reste des troupes réparti sur l’escalier. Sous leurs pieds, une étiquette indique leur position. Là non plus, aucune place pour l’improvisation. Encore que…
L’histoire retient quelques erreurs. Cécile Duflot, ministre du Logement des premiers gouvernements Hollande/Ayrault en 2012, se serait-elle trompée de place, postée en bas à gauche du perron ? « Ah non ! C’est mon étiquette qui était mal placée ! », proteste la ministre rebelle, qui râle aussi de devoir participer à un cliché des ministres femmes autour du président. (…) À sa sortie, elle découvre qu’elle a provoqué l’hilarité sur les réseaux sociaux et dans les médias à cause de… son jean. « Pas calculé du tout », jure-t-elle, arguant qu’elle portait ce jour-là « les vêtements les plus chers de [sa] garde-robe. La paire de chaussures, notamment. »
En 2017, l’équipe Macron opère une petite révolution. Pas question d’emmener tous les photographes dans le jardin. Avant la fin du Conseil, ce 18 mai, les journalistes sont même priés de quitter la Cour d’honneur. Très vite, ils comprennent qu’ils vont être privés des déclarations des novices. Privés aussi de la photo sur le perron extérieur ! Du jamais vu. (…)
Nouvelle scène inédite cinq semaines plus tard. Le gouvernement Édouard Philippe allongé de onze membres après les législatives se retrouve, cette fois, dans le jardin. Mais seul un « pool » de quatre photographes est autorisé à venir prendre un cliché. Nouvelle frustration pour les autres. Et nouvelle grogne dans la Cour d’honneur, côté rue. Du jardin, on entend des : « En grève ! » Tous font dos au Château. La communicante en chef, Sibeth Ndiaye, vient aux nouvelles et laisse finalement entrer un représentant par média… mais avec pour consigne de ne pas immortaliser la mise en place. Obéissants, les photographes se tiennent à carreau pendant la pose – un homme/une femme, pour souligner la parité, et le président au deuxième rang, pour casser les codes. Mais ils se régalent au moment de la dispersion. Furax, Sibeth Ndiaye promet qu’on ne l’y prendra plus ! Le ton est donné. (…)
Giscard et Sarkozy : les modernes
Nicolas Sarkozy (2007-2012)
L’anecdote en dit long sur l’attachement de Nicolas Sarkozy au Conseil des ministres et à son décorum. Un mercredi, pénétrant dans le salon Murat, le président de la République ne voit qu’elle. Une chaise. Elle traîne. Une petite chaise, différente des autres, qui vient manifestement de la pièce d’à côté. Quelques ministres laissés en liberté dans la salle juste avant la réunion l’auront sans doute déplacée pour tailler le bout de gras ensemble. Le chef de l’État ne le tolère pas. « C’est en désordre ici », admoneste-t-il, un oeil noir dirigé vers les secrétaires généraux. Ça jette un froid.
Il pourrait ne rien s’y passer, Nicolas Sarkozy savourerait quand même ce rituel du mercredi. Chaque chose doit être à sa place. C’est son moment. Avec ou sans talonnettes, le simple fait de franchir la porte du salon Murat lui rappelle chaque semaine la hauteur de sa fonction. Le Conseil des ministres symbolise son pouvoir, la continuité de l’État. De fait, l’huissier annonçant son arrivée rappelle qu’il est bien « Monsieur le président de la République ». Une fois tous les sept jours. Quarante-neuf fois par an.
Maniaque au-delà du raisonnable, le chef de l’État surveille d’ailleurs comme le lait sur le feu le nombre de Conseils. Est-on dans les clous ? N’en a-t-on pas supprimé un de plus par rapport à l’année précédente ? Deux sautent en été, et celui des fêtes de Noël. D’où le chiffre magique : quarante-neuf Conseils par an, et non cinquante-deux comme le nombre de semaines. Le sabre au clair du garde républicain, la tasse de café qu’on lui porte au début et à laquelle les membres du gouvernement n’ont pas droit, les ministres qui s’adressent à lui et à lui seul. Tout symbolise l’exercice et la continuité du pouvoir. Essentiel aux yeux du président Sarkozy. (…)
ÉPILOGUE
À droite comme à gauche, durant toute la Vème, la majorité des ministres a eu beau s’en plaindre, prétendre s’y ennuyer, regretter l’absence de délibération et de collégialité, tous couinaient à l’idée que le Conseil des ministres soit supprimé. Sans parler du président lui-même. L’appel de l’huissier, le pouvoir constitutionnel de présider cette grand-messe hebdomadaire, le formalisme lié à la fonction rendent ce moment, pour lui, non négociable.
Certains de nos voisins l’ont pourtant abandonné ou ont resserré le casting. Aux États-Unis – régime présidentiel, il est vrai –, l’organe que réunit le plus fréquemment le président, c’est-à-dire le Conseil de sécurité nationale, se limite à quatre personnes : vice-président, secrétaire d’État (l’équivalent du ministre des Affaires étrangères), secrétaire de la Défense et conseiller à la Sécurité nationale. En Grande-Bretagne, le Premier ministre réunit très souvent l’Inner Cabinet, réservé aux principaux ministres. Le Conseil plus complet, néanmoins réduit à vingt-quatre membres sur une centaine, n’est convoqué que pour entériner les décisions à formaliser.
À l’inverse, au nord de l’Europe, le Conseil des ministres demeure une véritable instance délibérative, le plus souvent avec des majorités de coalition, où le débat s’impose plus naturellement.
Comme en Allemagne, au Danemark, en Suède, aux Pays-Bas… mais aussi en Israël où l’on s’invective, dit-on, copieusement.
Négliger le Conseil des ministres a deux conséquences préjudiciables, disait le constitutionnaliste Guy Carcassonne quand nous l’interrogions, à la fin de sa vie : « l’absence de sentiment d’équipe gouvernementale » et surtout « l’appauvrissement des décisions politiques ». L’exact contraire des intentions du fondateur de la Vème République quand il a imaginé cette réunion du mercredi. En 1958, le Général ne rêvait certes pas de discussions de café du commerce, mais de véritables délibérations, pour que la voix du gouvernement puisse s’exprimer ensuite par sa bouche. « Un vrai débat au sein du Conseil des ministres ? Il faut juste qu’un président le veuille vraiment », concluait Guy Carcassonne. Et d’ajouter : « De Gaulle, lui, craignait d’autant moins la confrontation qu’il avait une vraie autorité sur ses ministres. »
L’histoire dira si Emmanuel Macron est vraiment cet héritier.
Si « l’exercice de com’ imaginé pour les besoins de la télé », selon le mot de Michel Rocard, est enfin devenu un outil de collégialité. ■
Les mercredis de l’Elysée - de De Gaulle à Macron, 60 ans de secrets - Bérengère Bonte – 351 pages
Avec l’aimable autorisation des éditions l’Archipel