Cette bascule préfigure un nouveau modèle de société. Elle relève d’une aspiration profonde vers une recherche de bonheur. C’est la « révolution » qui s’annonce.
Le monde hors sol tel qu’il se développe nous conduit inévitablement vers des crises profondes. Le nivellement culturel, l’éloignement de la nature, une économie de plus en plus indifférenciée, une solidarité qui se monétise et un individualisme amplifié par l’usage des technologies sont les marqueurs de cette crise. Qu’en sera-t-il de la modernité si elle nous conduit à perdre toutes les ressources qui font la richesse du monde et à déraciner ceux des hommes dont la dignité et le bonheur sont consubstantiels de cette diversité du monde ?
Tous les projets dont l’idéal ne sera plus de nous permettre de profiter des richesses du monde nous conduiront dans le sens opposé au bonheur. Toutes les options qui conduisent à stéréotyper nos vies réduisent d’autant nos chances d’être heureux
Ces dérèglements sont les causes des crises identitaires, migratoires ou économiques. Ils tiennent d’un double phénomène : La métropolisation et la digitalisation. La combinaison des deux engendre un monde artificiel. Le modèle de concentration urbaine est à l’opposé des aspirations contemporaines. Plutôt que de s’entasser dans des métropoles de plus en plus grandes, il devient urgent de réveiller nos atouts culturels, de valoriser la diversité de nos paysages, de ré-enraciner notre économie et de reconstruire un lien social plus authentique. Si les métropoles se substituent aux territoires plutôt que de se mettre à leur service, si elles les privent des talents de ceux qui peuvent les faire prospérer, il est probable qu’elles conduiront l’humanité dans une impasse. Si nous nous résignons à l’uniformisation de nos vies, alors il est probable que le monde perdra ce qui donne un sens au partage, une valeur aux échanges et une chance à chaque habitant du monde de réussir et de prospérer là où il vit.
Nous allons progressivement passer d’un monde où l’on se concentre dans les villes à un monde où l’on se re-déploie dans les territoires. « Travailler là où nous voulons vivre » constitue un triple défi :
Celui par lequel l’innovation se transformera en progrès. C’est aux technologies de se mettre au service de nos projets et non l’inverse. En nous permettant de bénéficier, quelque soit l’endroit où nous vivons, des meilleurs standards en termes de connaissance, d’offre de soin, de mobilité ou de consommation, l’innovation revisite nos modes de vie en profondeur et trouve un sens. L’innovation pourrait ainsi interrompre le monopole urbain dans ce qu’elle nous permet de compenser tous les avantages que la ville nous procure en rendant la plupart des services accessibles.
Le 2ème défi est celui par lequel nous retrouverons un développement économique et de l’emploi. Nous devons ré-explorer la diversité de nos atouts et restaurer nos avantages comparatifs. La véritable révolution économique réside dans la capacité des technologies à redistribuer la valeur ajoutée plutôt que de la concentrer. Si nos vies se font exploratoires, si les marques cherchent à se ré-enraciner dans des valeurs, si les touristes sont en recherche d’expériences culturelles, si nos projets se construisent dans des parcours moins conventionnels, alors la diversité des territoires sera indissociable d’une nouvelle prospérité économique ; elle en sera même une condition essentielle pour une économie durable et équitable. C’est la diversité de ses points d’ancrage qui donne toutes ses chances de réussite à un pays. La valeur ajoutée ne réside pas seulement dans l’innovation, mais dans tout le spectre des connaissances et des territoires dès lors qu’ils permettent à une personne de prouver son utilité.
Fort de ce constat, il est urgent de penser l’ambition des territoires. Car les territoires qui feront « comme les autres », ceux dont les spécificités ne seront plus valorisées, dont l’histoire sera oubliée, ceux qui ne comptent plus que sur les aides pour s’en sortir, ceux qui ne créent plus, n’inventent plus, n’osent plus, et ceux avec lesquels les nouvelles générations ont rompu les liens seront probablement les futurs friches d’un monde global. Croire que le nouveau monde des échanges épousera les contours de celui issu des foires du moyen-âge et de la révolution industrielle serait une erreur. La ville de demain sera celle où s’exerceront les seules fonctions dont la taille critique et la capacité de pivot justifieront précisément l’existence.
C’est à nous d’oser cette nouvelle économie réelle pour qu’elle soit d’abord celle d’un projet de vie.
Enfin, le 3ème défi est celui par lequel nous pouvons combattre le double risque de l’isolement et de l’exclusion. La situation sociale se dégrade en particulier au sein des villes. Les politiques publiques et les réseaux sociaux, en créant des solidarités institutionnelles ou numériques, détériorent les solidarités spontanées qui forgent l’humanité.
La mise hors-sol des populations, au sens physique du mot, éloigne de la terre. Or, à trop éloigner les individus de la terre, on met également « hors-sol » leurs relations sociales. L’enjeu d’une socialité durable nous oblige à nous interroger d’abord sur la nature des espaces et des contextes au sein desquels les solidarités spontanées sont les plus à même de se développer. Ce dont je suis le plus convaincu c’est que le bilan social sera plus positif pour ceux qui auront changé leur mode de vie pour leur donner davantage de sens. Ce sont eux, par leurs choix, qui transformeront l’innovation en progrès social.
Cette approche adresse la première des libertés, celle de choisir là où l’on veut vivre. Il est temps d’adopter un nouveau modèle de société davantage orientée vers la confiance, la subsidiarité, la responsabilité et l’initiative. Permettre à chacun de vivre là où il le souhaite c’est lui donner l’opportunité de lier son propre bonheur au destin de son pays.
Aujourd’hui la politique est pauvre sur la dimension du sens. Elle est pratique, technique, ou comptable ; elle est aussi conjoncturelle, émotionnelle ou provocatrice, mais il lui manque, me semble-t-il une profondeur indispensable pour ne pas subir cette période de transformation numérique. La politique n’a de sens que si elle défend une certaine idée du progrès, inspirée par les valeurs qu’elle promeut et par tous les atouts des territoires qu’elle défend ; elle n’est pertinente que si elle concilie un projet avec toutes les conditions nécessaires pour permettre à chacun d’y trouver sa place.
Cette vision d’une France mieux distribuée, connectée au monde, configurée pour que tous les territoires bénéficient des leviers d’innovation, attentive à ce que chacun retrouve un lien social et une qualité de vie, inscrite dans une perspective de développement durable, accueillante pour ceux qui la visitent comme pour ceux qui voient dans ses valeurs une perspective d’espérance, appelle un renversement de paradigme. Elle doit s’incarner dans un projet de société ; elle doit irriguer toutes ses politiques publiques afin de permettre un développement cohérent et harmonieux de tous ses territoires.
Quatre grandes orientations sont nécessaires : Reconnaître le primat culturel du pays et revisiter nos atouts matériels et immatériels ; développer l’aménagement du territoire dans toutes ses dimensions politique, logistique ou numérique ; impulser un programme d’investissement ambitieux porté par les Français ; développer des pôles de solidarité autour des projets de territoire. Le couple métropole-région doit devenir celui au sein duquel les flux économiques s’organisent ; le couple ville-moyenne-intercommunalité, celui au sein duquel les relations sociales se construisent. Chaque Français doit être à un quart d’heure d’une ville moyenne et à 1h30 d’une métropole.
L’aménagement du territoire doit se développer selon six principes : assurer l’accès aux villes moyennes, connecter les villes moyennes aux métropoles ; relier les métropoles entre elles ; organiser les connexions logistiques de chaque territoire avec le monde ; déployer la fibre sur l’ensemble du territoire ; et faciliter à l’échelle des villes moyennes l’installation de satellites métropolitains dans les domaines du développement économique et de la formation. Cette nouvelle géographie ne développera tout son potentiel que dans un traitement synchrone des flux d’information et des flux de marchandise.
Notre épargne doit être orientée au développement de là où nous vivons. Pour structurer cette politique de redéploiement je propose un programme d’investissement de 70 à 90 milliards d’EUR, à la main des territoires et essentiellement financé par l’épargne des Français. Il servirait à financer la valorisation du patrimoine et les infrastructures de liaison. Il permettrait une véritable relance du pays.
Enfin, nous devons associer étroitement les pôles de solidarité autour des projets de territoire. Je propose, entre autres la régionalisation du salaire minimum, la création d’un bouclier social, une nouvelle politique de l’habitat autour des villes moyennes et une régionalisation des structures de retour à l’emploi.
En conclusion je pense que la valeur d’hospitalité est comme le garde-fou des dérives qui nous menacent ; elle est aussi un cap. L’hospitalité, dans ce qu’elle est le ciment du lien entre les Hommes, ne saurait prospérer dans un projet de société qui la prive de ses ressorts les plus fondamentaux. Or il en est trois qui souffrent de l’évolution actuelle : L’accueil, dans un monde dominé par la défiance et par la peur ; l’espace, dans des métropoles contraintes où chaque mètre carré devient un défi personnel, légitimement égoïste ; les cultures, dans un système de consommation dont la découverte et le partage cèdent la place à l’uniformisation.
En proposant une géographie du progrès je rêve d’un monde qui permette à chaque Homme de révéler ses talents et à chaque territoire de faire valoir ses atouts. C’est à ces seules conditions que la confiance, la fraternité et le partage renaîtront. ■
*Auteur du livre « Travailler là où nous voulons vivre – vers une géographie du progrès » Edition François Bourin