Les records de prix d’artistes américains, anglais et allemands comme Warhol et Hockney, la médiatisation des foires de Miami, Londres ou Hong - Kong, l’impact de l’ouverture du Louvre-Abou Dhabi, comme les réactions suscitées contre le projet de sculpture à Paris de l’américain Jeff Koons, sont autant de signaux marquant le rôle actif de l’art comme outil d’influence entretenant la hiérarchisation entre les nations. L’art a toujours été un marqueur de puissance mesurant le degré d’émancipation, de développement d’un pays, son pouvoir d’attraction comme modèle de société et donc, sa place dans le système géopolitique. Ce sont les États-Unis qui l’ont perfectionné pour devenir ce que l’américain, Joseph Nye, en 1990 a appelé le soft power. Il s’agit d’influencer avec des moyens non coercitifs. Pays neuf, constitué d’une mosaïque ethnique, les Etats-Unis se sont d’abord emparés de leur création artistique comme vecteur d’une « cohésion nationale » ébranlée par la Guerre Civile. Puis, après la Seconde Guerre mondiale, la mission des États-Unis sera d’exporter sa culture, fondée sur des valeurs de liberté face à l’idéologie du bloc communiste, encourageant le rôle stratégique de l’art, porteur d’un esprit de liberté dont les artistes et les « Taste Makers » (critiques d’art, collectionneurs, musées) en seront les ambassadeurs et qui sera renforcée par la force du marché, faisant de l’œuvre d’art non seulement une valeur symbolique mais aussi une valeur d’échange, un étalon-art international.
La globalisation de la scène artistique s’est constituée autour d’un triangle de reconnaissance mené par les Etats-Unis avec l’Allemagne fédérale et le Royaume-Uni formant un efficace circuit d’expositions muséales et de galeries et légitimé par les prix des ventes aux enchères de New-York et Londres qui ne font qu’amplifier le phénomène de mimétisme des collectionneurs et dirigeants d’institutions de ces trois pays mais aussi de ceux des nouveaux pôles économiques du Moyen-Orient et d’Asie, entraînés par les succès des artistes occidentaux. Cependant ce réseau triangulaire n’a pas empêché l’Allemagne fédérale et le Royaume-Uni, premiers pays où l’influence américaine se faisait sentir, de choisir d’y résister en créant des situations artistiques autonomes. La RFA a organisé dès1955, documenta à Kassel, exposition quinquennale pour montrer à côté des Américains et Français, une nouvelle scène artistique allemande alors totalement décomposée par le nazisme et la partition de la nation puis en 1967, les galeries se fédèrent pour ouvrir la première foire d’art à Cologne. Mais les artistes allemands sont exposés avec les Américains dans les influents Kunstmuseums et chez les collectionneurs prescripteurs comme Peter Ludwig.
Aujourd’hui, les artistes allemands sont après les Américains, les artistes les plus chers et les plus exposés internationalement. Puis le Royaume-Uni va s’émanciper des Etats-Unis au moment de l’ère Thatcher en créant une forte scène artistique tout en restant très lié aux Etats-Unis. L’arrivée d’artistes disruptifs comme Damien Hirst aidés par l’influent collectionneur Charles Saatchi, va montrer au monde entier qu’il faut compter avec la scène artistique anglaise. Pour attirer tous les « Taste Makers », Londres créera l’imposante Tate Modern en 2000 et la foire Frieze ouvrira en 2003 achevant de faire de Londres, l’autre centre de l’art avec New-York.
Alors que depuis la fin du XXème siècle, l’Asie est de plus en plus active avec la Chine, Hong Kong et la Corée du Sud, ce sont toujours les artistes du triangle occidental qui y sont les plus recherchés par les musées et le marché. Le dynamisme de Hong-Kong, devenu le « hub » régional, ne fait qu’amplifier cette réalité avec l’ancrage d’une foire internationale et l’ouverture d’espaces par les plus puissantes galeries anglo-saxonnnes pour y exposer les artistes occidentaux. Ainsi, le constat est que la Chine, deuxième puissance mondiale n’a pas diffusé un soft power comme les Etats-Unis. Aucun musée en Chine n’a une collection d’art équivalente à celles du MOMA ou du Centre Pompidou et la multitude de musées privés sont demandeurs d’expositions d’artistes « stars » étrangers organisées par des critiques d’art reconnus. Mais surtout, le pouvoir politique se méfie de tout ce qui se définit comme avant-garde et considère l’artiste éloigné des pratiques traditionnelles comme un personnage subversif. Xi Jinping est surtout préoccupé par l’accès aux matières premières et les exportations de la Chine avec sa stratégie des « Routes de la Soie » En ce sens, la Chine montre bien que les pays dominants en matière artistique sont ceux qui offrent un modèle libéral.
Au delà de ce triangle occidental qui persiste malgré une Chine et une Asie conquérantes, la place de la France est très compliquée après avoir perdu graduellement son « soft power » depuis 1945 alors que New-York devenait le centre de l’avant-garde. La grande majorité des conservateurs et critiques d’art était plus préoccupée par contrer le modèle culturel américain en intellectualisant un a priori négatif sur tout ce qui venait de New-York. Les galeries françaises se sont peu intéressées aux Américains ce qui a créé une partition avec la scène française au lieu d’un dialogue. Cette méfiance radicale face au « mainstream » de l’art américain comme la présence d’une critique d’art influencée par les idéaux marxistes ont été suivies à partir de 1981 par la politique à la fois généreuse et dirigiste du ministre de la Culture Jack Lang et qui ont fini par figer la création française dans une esthétique conceptuelle où les artistes liés à des pratiques classiques comme la peinture sont marginalisés. La visibilité de l’art français dans le pays (à travers de multiples commandes publiques) ainsi qu’à l’étranger, s’est faite en très grande partie avec des artistes-plasticiens du courant conceptuel souvent vidéastes et auteurs d’installations. Ces approches esthétiques ont été fortement encouragées dans les écoles d’art pour permettre aux artistes de savoir occuper les nombreux nouveaux espaces culturels (centres d’art, musées, FRAC). Les trois pays du triangle anglo-saxon dont les critiques d’art et conservateurs sont sollicités internationalement pour organiser des expositions, ont invité cette nouvelle génération d’artistes français représentants l’exception culturelle française à montrer dans les expositions les plus prestigieuses dans le monde. Mais au-delà des biographies exceptionnelles, les artistes français sont absents des places où se jauge le marché et cela se concrétise par l’absence d’artistes français vivants de la scène française dans les grandes ventes aux enchères de New York où ne sont vendus presque exclusivement que les artistes des trois pays du triangle prescripteur.
Comment tenter de reconquérir une place dans la sphère du monde de l’art où les outils stratégiques sont fondamentaux ? Aujourd’hui, la baisse très importante des budgets publics et la hausse des charges (personnel, coûts d’organisation des expositions) obligent les musées français à faire appel au mécénat privé largement encouragé par la Loi Aillagon de 2003 mais les institutions publiques sont elles aussi soumises aux lois du mimétisme et du rendement. Il est handicapant de voir que le musée national d’art moderne, Centre Pompidou, hésite trop souvent à exposer un artiste français vivant car réputé moins rentable en termes d’entrées et de retombées médiatiques qu’un étranger. La puissante Fondation Vuitton et la prochaine ouverture de la Collection Pinault vont chercher la reconnaissance internationale pour offrir des expositions enviées par les autres lieux prescripteurs américains et anglais et sauf exception, les artistes français seront peu sollicités dans ce jeu international. Il serait très dommageable que les plus importants musées et lieux d’expositions parisiens et en région ne se mettent à vouloir entrer dans cette même compétition. C’est un peu déjà la cas si on observe la programmation d’art contemporain des lieux historiques comme Versailles, Orsay ou La Monnaie de Paris qui a surtout amplifié la visibilité des artistes étrangers au détriment de la scène française et particulièrement à des moments stratégiques comme pendant la FIAC (foire d’art contemporain) où en 2018, aucune exposition d’un artiste vivant de la scène française n’avait lieu dans les institutions parisiennes. Pour les collectionneurs et conservateurs étrangers en visite, il est ensuite difficile de les convaincre d’exposer et d’acheter des artistes français.
Alors que le savoir-faire de nos musées est reconnu internationalement comme avec le Louvre Abou-Dhabi et les prochaines ouvertures de Pompidou à Shangaï et à Bruxelles, il ne faut pas oublier qu’à l’instar des Américains, avant de partir à l’assaut de l’étranger, il faut se construire de l’intérieur en promouvant une scène nationale cohérente et puissante. Ou faut-il suivre les nouveaux codes d’une stratégie globale sans se préoccuper des scènes nationales ? En réalité les pays prescripteurs sont très attachés à leur spécificité culturelle comme l’ont montré l’Allemagne et le Royaume-Uni. Les Etats-Unis le sont encore plus fortement et ont compris qu’il fallait mettre en avant le métissage de leurs talents, en ce sens, ils ont su adapter les critères de leur soft power pour se maintenir comme leader. La France n’a donc aucun complexe à revendiquer sa place avec tout l’éventail des pratiques artistiques proposées par les meilleurs créateurs. On ne peut seulement se contenter d’exposer les artistes décédés qui renvoient une image figée de la France. Paris est aujourd’hui la ville la plus dynamique de l’Europe continentale et cela se renforce avec le Brexit. Pourquoi les institutions parisiennes et en régions ne se concerteraient pas pour organiser des expositions d’artistes contemporains montrant la diversité de leurs origines et de leurs parcours ? Il ne s’agit pas seulement de faire de l’événementiel avec des commandes éphémères autour de quelques noms connus mais aussi de construite des expositions monographiques efficaces pour faire face à la concurrence étrangère. Les mécènes sauront être convaincus et ne sont pas fatalement attirés que par les gloires étrangères. Pour revenir dans le jeu, abandonnons les tabous trop souvent diffusés par de nombreux décideurs institutionnels et qui ont fait hésiter les collectionneurs français : un artiste qui se vend est un mauvais artiste. Ce qui a fortement handicapé notre rôle sur l’échiquier international et nous a fait perdre beaucoup de temps. ■
* Nathalie Obadia est galeriste spécialisée dans l’art contemporain. Elle possède deux galeries, l’une à Paris et l’autre à Bruxelles, et enseigne également à Sciences Po Paris.
Vient de publier « Géopolitique de l’art contemporain », aux Éditions du Cavalier Bleu (mars 2019).