Comme PDG du plus grand groupe français du secteur de l’énergie, comment définiriez-vous les termes de cette équation impossible ?
L’équation énergétique ne peut être pensée, et a fortiori résolue, qu’à l’échelle planétaire. C’est une conviction forgée par notre engagement depuis près de 100 ans sur toute la planète - 130 pays aujourd’hui. Elle se pose en deux termes : le premier, c’est une croissance démographique intense, avec dans quelques années 2 milliards d’habitants de plus, qui aspirent tous à l’accès à l’énergie et au développement économique qui en découle. Le deuxième, c’est la nécessité de limiter le réchauffement climatique. Total, qui intègre les enjeux climatiques dans sa stratégie, veut résoudre l’équation en tenant ces deux termes, et rendre accessible à tous une énergie abordable et propre. Et la solution, ça n’est pas de limiter la croissance économique : les régions à forte dynamique démographique, l’Inde, la Chine, le continent africain, ne l’entendent évidemment pas ainsi car leur priorité, c’est de sortir leur population de la pauvreté, et l’accès à l’énergie est au cœur de leur développement économique et social. Le challenge, c’est donc d’abord de leur apporter à tous une énergie bon marché et en même temps qui respecte l’objectif de l’accord de Paris.
Comment le mix énergétique va-t-il évoluer justement à l’échelle planétaire ?
Il faut examiner les scénarios d’évolution du mix énergétique mondial, tels qu’ils sont analysés par exemple par l’Agence internationale de l’Energie. Selon l’AIE, la demande d’énergie va augmenter, et le mix énergétique évoluer. Concernant la demande, pour être dans un scénario 2°, il faudrait réaliser un gigantesque effort d’efficacité énergétique puisque les 9 milliards d’habitants de la planète ne devraient pas consommer plus que les 7 milliards actuellement (dont un milliard n’a pas accès à l’électricité). Quant au mix énergétique, bien sûr, les énergies renouvelables vont connaître une forte croissance, à mesure que les technologies progressent, que les coûts baissent, que des sujets d’acceptabilité sont résolus et que les systèmes décentralisés se développent. A horizon 2040, elles peuvent représenter 30 % du mix énergétique. Mais les hydrocarbures y conserveront encore un rôle important, plus de 50 % du mix énergétique mondial. La réalité, c’est qu’il faut considérer les énergies comme complémentaires et ne pas les opposer, pas plus qu’il ne faut céder à l’illusion du « tout renouvelables ». C’est un scénario irréaliste qui oublie la réalité du monde en développement. On aura besoin de toutes les énergies ! L’ambition de Total, c’est d’apporter au plus grand nombre une énergie abordable, disponible et propre : Total leur apportera donc le pétrole, le gaz naturel, l’électricité d’origine renouvelable dont ils auront besoin.
Comment limiter le réchauffement climatique alors que la consommation d’énergie va continuer de croître ?
Le monde va avoir besoin d’apporter de l’énergie à une population croissante, mais en même temps, il faut limiter la consommation d’énergie, donc favoriser les économies d’énergie. C’est la première des politiques à mettre en place et à favoriser. Il nous faut diminuer en même temps l’intensité carbone des produits énergétiques. Total a l’ambition de réduire l’intensité carbone des produits énergétiques vendus à ses clients de 15 % entre 2015, date de l’accord de Paris, et 2030. Nous avons identifié cinq leviers : l’amélioration de l’efficacité énergétique de nos opérations, notre développement intégré sur la chaîne du gaz, la croissance dans l’électricité bas carbone, la biomasse et, enfin, le stockage du carbone dans des puits naturels - les forêts - ou au travers de la capture et du stockage du CO2.
Qu’appelez-vous électricité bas-carbone ?
Ce terme désigne diverses façons de produire de l’électricité : l’électricité sur base gaz naturel ou énergies renouvelables ainsi que le stockage de l’électricité. Il s’oppose aux productions d’électricité sur base de charbon ou de fuel qui émettent au moins deux fois plus de CO2. C’est pour cette raison que nous sommes sortis du business du charbon depuis 2016. Nous nous fixons pour ambition que dans 20 ans, l’électricité bas carbone représente 15 à 20 % de notre portefeuille. Ceci illustre notre volonté d’intégrer le défi climatique à notre stratégie et d’être un acteur de la transition énergétique. Il traduit notre intention de nous diversifier sans bien sûr renoncer à notre cœur historique de métier que sont les hydrocarbures, dont le monde continuera d’avoir besoin. A cet égard, le signal envoyé par le fonds souverain norvégien il y a quelques semaines est révélateur : il veut continuer d’investir dans des multinationales à l’activité diversifiée, parce qu’il comprend que c’est l’argent généré par les hydrocarbures qui finance directement les énergies bas carbone.
Pour vous, les bio-carburants font aussi partie de la solution ?
Les biocarburants sont une énergie renouvelable à part entière, produite à partir de végétaux. Ils sont une solution immédiatement disponible. La France fixe des objectifs toujours croissants d’incorporation de biocarburants dans le gazole et dans l’essence, de l’ordre de 8 % en 2019. Nous investissons en France sur le site de La Mède, un projet de reconversion d’une raffinerie d’hydrocarbures vers une plateforme d’énergies renouvelables, qui inclut la première bio-raffinerie française mais aussi une ferme solaire. Elle va permettre de localiser en France de la production d’un biodiesel qui va se substituer à du biodiesel importé. L’enjeu, c’est aussi de pérenniser sur le long terme 250 emplois directs et jusqu’à 1000 emplois locaux directs et indirects, et de concrétiser la volonté des autorités de disposer d’une industrie compétitive. Nous avons investi près de 300 millions d’euros dans cet équipement.
Pourquoi ne pas vous passer de l’huile de palme ?
L’usine a été conçue pour traiter différents types d’huiles : des huiles végétales comme le colza, le palme, le tournesol… et de 30 à 40 % d’huiles usagées, pour s’inscrire dans une filière d’économie circulaire. Pour être viable techniquement et économiquement, la bio-raffinerie a besoin d’un certain volume d’huile de palme durable car celle-ci est meilleur marché et cela permettra à notre unité d’être compétitive. En accord avec les autorités, nous avons volontairement limité l’huile de palme à moins de la moitié de la matière première que nous y traiterons. Toute l’huile de palme qui y sera utilisée sera certifiée durable selon les critères de l’union européenne, et par conséquent ne pourra pas provenir de terres déforestées. La production de biodiesel à partir d’huile de palme durable de La Mède n’entrainera d’ailleurs pas une augmentation en France de la consommation de cette matière première, puisqu’elle se substituera à des importations. Sans huile de palme, on constaterait d’ailleurs un report de la demande vers des huiles végétales aux rendements plus faibles comme le soja, dont la culture demande 10 fois plus de surfaces agricoles pour la même quantité produite. Plutôt que de condamner le palme sans distinction, je pense qu’il y a pour la France une opportunité à saisir : celle de contribuer à faire émerger une filière de l’huile de palme durable, et d’implanter en France une industrie de pointe, rentable, dans ce domaine. Les parlementaires français peuvent nous y aider.
Comment comptez-vous vous y prendre pour convaincre ?
En l’état actuel de la législation française, à compter de 2020, cette bioraffinerie n’est pas viable car elle souffrira d’un déficit de compétitivité contre les importations de biodiesel mais aussi contre ses concurrentes européennes qui bénéficient d’un cadre fiscal avantagé. Bien sûr, nous sommes conscients que défendre la cause de l’huile de palme, même durable, est une tâche compliquée. Nous sommes à l’heure actuelle difficilement audibles dans un débat où règne une grande émotion. Dans l’hémicycle, un député a expliqué qu’il votait contre La Mède parce qu’il était contre la déforestation. C’est un raccourci que je regrette, d’autant que ce n’est pas l’arrêt de La Mède qui ferait cesser la production d’huile de palme. Nous sommes bien sûr à l’écoute des députés qui voudraient nous proposer des idées pour soutenir le palme durable qui est aussi produit en Afrique, pas seulement en Asie du Sud-Est. Nous allons continuer de nous employer à convaincre, sans baisser les bras, et de manière transparente. Nous voulons nous appuyer également sur des faits nouveaux, à savoir la règlementation en cours d’adoption à l’échelle européenne pour bien distinguer l’huile de palme durable de celle qui a une incidence, même indirecte, sur la déforestation, en renforçant encore les critères de certification. Une solution équilibrée, respectueuse de la biodiversité et de nos emplois industriels, existe, j’en suis convaincu.
Quelles sont vos ambitions sur le marché de l’électricité en France ?
L’électricité est l’énergie du XXIème siècle et nous nous donnons les moyens de nous développer sur ce marché en croissance. A l’échelle mondiale, Total investit entre 1 et 2 milliards de dollars par an dans l’électricité bas-carbone. En France, nous nous sommes lancés sur ce marché sous notre propre nom il y a moins de deux ans, avec l’objectif assumé d’être un challenger important. Il y a un an, nous rachetions Direct Energie pour accélérer. Aujourd’hui, sous la marque Total Direct Energie, nous disposons d’une base de plus de 4 millions de clients, soit 6 à 7 % du marché, avec l’ambition d’atteindre 15 % d’ici 5 ans. Les Français vont désormais nous trouver non seulement à la pompe mais aussi dans leurs prises électriques. C’est une belle opportunité pour nous d’être encore plus proches d’eux. ■