En France, on le sait, tout devient rapidement politique. Et dans un contexte de disparition des grandes lignes politiques structurées et d’effacement relatif des partis politiques traditionnels habitués à l’exercice du pouvoir, l’irrationalité, la désinformation, le complotisme et la violence se donnent libre cours, au détriment du débat démocratique. On en oublie que la question des retraites est avant tout un sujet économique et financier, technique et factuel.
Ill faut donc en revenir aux faits avant d’examiner les perspectives issues des annonces récentes du gouvernement. Les faits essentiels sont que notre système de retraite actuel souffre de quatre défauts majeurs.
Premièrement, il est extrêmement coûteux. La France est le pays de l’OCDE après l’Italie et la Grèce qui consacre la plus grande part des richesses produites au paiement des retraites par répartition. Ces dépenses, qui représentent près de 45 % de nos dépenses sociales et un quart de nos dépenses publiques totales, sont la cause essentielle de l’écart de dépenses publiques avec nos voisins européens, tout particulièrement l’Allemagne (4 points de PIB d’écarts), pays où le vieillissement est pourtant beaucoup plus prononcé. Ce poids singulier des retraites limite nos marges de manœuvre financières publiques en général.
Deuxièmement, le taux de cotisation retraite est le plus élevé des pays de l’OCDE, ce qui est la contrepartie d’une espérance de vie passée en retraite la plus élevée d’Europe (23,6 années pour les hommes contre 19,5 en Allemagne, 27,6 ans pour les femmes contre 22,6 années en Allemagne) et de niveaux de pension rapportés à celui des salaires plus généreux que la moyenne. Ces niveaux de taux de cotisations pèsent en retour lourdement sur le pouvoir d’achat et sur l’emploi des actifs.
Troisièmement, la France figure parmi les pays de l’OCDE où les systèmes de capitalisation obligatoires sont les moins développés, alors même qu’en période d’affaiblissement démographique, un système par répartition pur défavorise considérablement les actifs. Dans notre pays, la capitalisation existe, mais ne bénéficie de fait qu’à certains indépendants, aux dirigeants d’entreprise, à certains fonctionnaires (avec la bénédiction des syndicats), et aux salariés des grandes entreprises via des dispositifs d’épargne salariale.
Enfin, le système est peu lisible, notoirement inégalitaire entre régimes de retraite, défavorise les actifs qui ont eu des carrières heurtées ou qui changent plusieurs fois de statut au cours de leur vie professionnelle, ce qui arrive et arrivera de plus en plus souvent compte tenu des évolutions du marché du travail et de la multiplication des formes d’emploi.
Par l’instauration d’un système universel par points, le gouvernement tente de remédier de manière radicale et cohérente à ce quatrième problème. Conscient néanmoins des deux problématiques financières (niveau des dépenses et des cotisations sociales), son projet vise à ne pas aggraver la situation et se fixe comme objectif à la fois de contenir les dépenses dans la limite de 14 % du PIB et d’éviter les hausses futures de cotisations. Bien entendu, comme il s’engage parallèlement à ne pas diminuer le niveau des pensions malgré les évolutions démographiques défavorables, il est obligé d’intégrer dans son schéma un relèvement progressif de l’âge de départ à la retraite. C’est la raison d’être du désormais célèbre « âge d’équilibre », fixé à 64 ans autour duquel seront pratiquées une surcote et une décote.
Plus précisément, le projet initial instaurait deux âges d’équilibre : un âge d’équilibre de long terme, une fois le régime universel mis en place, destiné à croître en fonction de l’évolution de l’espérance de vie (article 10 de l’avant - projet de loi) ; un âge d’équilibre de court terme (à l’horizon 2027), fixé à 64 ans, dont l’objectif était que le nouveau système soit à peu près financièrement équilibré à son démarrage (article 56 bis de l’avant - projet de loi). C’est ce dernier paramètre qui a été retiré provisoirement par le gouvernement en contrepartie de l’organisation d’une conférence du financement associant les partenaires sociaux.
Même si le projet du gouvernement ne traite que l’une des quatre questions posées par le système actuel, il faut bien admettre qu’il a de nombreux avantages : simplicité, équité, attention portée aux carrières heurtées, avancée importante pour de nombreuses femmes n’ayant pas de carrière complète et étant dans l’impossibilité d’atteindre les 42 années de cotisation aujourd’hui nécessaires à l’obtention d’une retraite à taux plein avant 67 ans, effort sur les pensions les plus modestes, assouplissement des mécanismes de retraite progressive et de cumul emploi - retraite... En outre, il assure mécaniquement l’équilibre financier du système sans accroissement des cotisations via une règle d’or inscrite dans une loi organique s’imposant chaque année aux lois de financement de la Sécurité sociale.
Malheureusement, le flou initial, la difficulté du gouvernement à expliquer sa démarche et la résistance acharnée de certains perdants très visibles (en premier lieu certains régimes spéciaux) ont obligé le gouvernement à dénaturer sensiblement son projet. A tel point que son bilan coût - avantage devient pour le moins incertain.
Premier élément d’inquiétude, les concessions faites à une dizaine de régimes de retraite, que ce soit sur la conservation de certaines caisses complémentaires, sur la période de transition, le choix de la première génération concernée (1975 dans le cas général, 1985 pour d’autres…), sur la compensation financière de certaines hausses de cotisations ou encore sur les conditions de reprises des droits acquis au moment du basculement en 2025. Outre le coût financier de ces assouplissements, on peut se demander ce qui restera au final du caractère « universel » du nouveau régime, ce qui en amoindrit l’intérêt politique et social.
D’autres concessions financières, quoique plus diffuses, risquent de miner durablement les finances publiques.
Ainsi, le coût de l’extension du compte pénibilité au secteur public permettant de partir plus tôt que 62 ans pourrait en théorie être maîtrisé puisqu’elle s’effectue en échange de la suppression des « catégories actives » de la fonction publique. Cependant, elle est aujourd’hui une source nouvelle d’inquiétude : compte tenu de la violence du conflit et de la nécessité de lâcher du lest sur ce point si important pour la CFDT, les conditions de cette extension pourraient s’avérer financièrement dramatiques à terme.
De même, la revalorisation annoncée des traitements des enseignants et chercheurs pour maintenir leur niveau de pension risque bien d’avoir un impact massif sur le budget de l’Etat, sans avoir les contreparties en termes d’organisation du service et de temps de travail qui auraient pu générer des économies.
Enfin, il y a le recul provisoire sur l’âge d’équilibre de court terme et le renvoi à la conférence de financement. Même si le gouvernement a soigneusement encadré les solutions acceptables (en prohibant notamment toute hausse des cotisations retraite), les propositions mises sur la table jusqu’ici par les syndicats sont assez inquiétantes : transférer des taxes existantes vers les retraites reviendraient à creuser des trous pour en boucher de nouveaux dans un contexte où les déficits publics sont encore considérables et où la dette bat tous les records en temps de paix ; utiliser le fonds de réserve des retraites (17 Mds d’euros en 2025), pour faire face reviendrait à dilapider des actifs pour financer des dépenses courantes, ce qui serait une aberration financière et ne ferait que reporter sur d’autres générations la hausse inéluctable du départ de l’âge minimal de départ à la retraite.
Sur tous ces sujets, il est urgent de disposer d’un tableau de financement sincère, complet et susceptible d’être contre - expertisé. Ce n’est qu’au vu de ce document que l’on saura quel est réellement le bilan de la réforme.
Si tous ces risques se matérialisaient, il se pourrait bien que, en résolvant imparfaitement l’un des quatre problèmes qui se posaient à notre système de retraite, la réforme ait aggravé les trois autres. Ce serait alors une très mauvaise nouvelle pour les jeunes générations, non pas parce qu’elles devraient partir plus tard à la retraite (elles le savent déjà), mais parce que les dépenses publiques seraient encore plus qu’aujourd’hui biaisées en faveur des dépenses courantes (payer des pensions) au détriment des dépenses régaliennes (justice, sécurité) et d’avenir (recherche, innovation, formation, environnement, sécurité, justice…). ■