De ce point de vue, la lutte contre le terrorisme au Sahel occidental a été une guerre préventive. Mais à force de traquer les diverses bandes armées de la zone, la prophétie pourrait bien finir par se réaliser, précisément parce que l’enlisement de l’armée française a provoqué des réactions de rejet à mesure que le « fléau djihadiste », officiellement délogé du nord du Mali, s’éparpillait dans la région et prenait une tournure communautaire encore plus marquée en descendant vers des régions plus peuplées au sud.
Le phénomène est typique des guerres dites asymétriques. Dans la durée, les troupes de libération deviennent vite impopulaires et peuvent parfois être perçues comme des forces d’occupation. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les Britanniques ont opté pour la stratégie du fist in, firt out, lorsqu’ils sont intervenus en Sierra Leone en 2000 (1). La France a fait un choix différent. Forte de ses bases permanentes au sud du Sahara, elle avait déjà une présence militaire au Sahel. Au Mali, elle aura donc été la première à arriver en 2013 et, désormais, elle sera sans doute la dernière à partir.
Ainsi, l’Elysée a pris le parti de stabiliser l’ensemble de la zone en inscrivant son action dans le temps long : un « dévoiement de mandat » que les Américains appellent mission creep et qui, sous couvert de lutte contre le terrorisme, a consisté à soutenir des régimes souvent corrompus et, parfois, très autoritaires. En 2019, par exemple, les troupes de Barkhane allaient dans le nord du Tchad pilonner des colonnes de rebelles qui n’avaient rien de djihadiste mais qui menaçaient le président Idriss Déby, au pouvoir à Ndjamena depuis 1990 et bizarrement présenté comme notre allié le plus solide dans la région.
En effet, la France s’est toujours sentie investie d’une responsabilité historique vis-à-vis de ses anciennes colonies africaines, quoi qu’il en soit par ailleurs de la couleur politique des occupants de l’Elysée. Ainsi, ses interventions militaires dans la zone ont généralement été justifiées en évoquant un passé glorieux et susceptible de conforter les prétentions d’une puissance moyenne à exercer une diplomatie active à l’international. En 1969, par exemple, le général Charles de Gaulle a décidé seul d’envoyer l’armée au Tchad afin de venir au secours d’un pays qui avait été un pivot de l’épopée de la France libre et qui devait permettre de restaurer la crédibilité de Paris, un moment accusé d’immobilisme par ses alliés africains après la chute des régimes en place au Congo et en Centrafrique (2).
En 2013, le président François Hollande devait quant à lui déclarer qu’en intervenant au Mali, la France réglait sa dette de sang pour remercier les tirailleurs sénégalais — entendez soudanais et maliens — de leur sacrifice dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. Evidemment, il n’était pas question d’entreprendre une recolonisation politique et militaire du Sahel pour stabiliser la zone. Mais le discours n’a pas fondamentalement changé : la France avait une responsabilité historique en Afrique francophone et, comme au Rwanda au moment du génocide de 1994, elle allait prétendre que personne ne serait intervenu si elle n’avait pas déployé son armée sur le terrain.
Apparemment, il n’est pas venu à l’idée de l’Elysée qu’on aurait tout aussi bien pu renverser les perspectives. C’est précisément parce que la France intervenait dans son pré-carré que personne d’autre n’allait sérieusement se mobiliser. Gageons qu’il en aurait été autrement si nos partenaires européens avaient jugé que la menace djihadiste était vraiment aussi grave que l’Elysée voulait bien le laisser entendre. Aujourd’hui, la question est plutôt de savoir dans quelle mesure la France n’est pas en train de se déconsidérer aux yeux des Africains comme de la communauté internationale. Son enlisement au Sahel a en effet mis en évidence les limites de sa réponse à des défis qui sont d’abord de nature politique et sociale.
L’opération Barkhane a été, de ce point de vue, un succès diplomatique et un échec militaire tout à la fois. D’un côté, la France a réussi à entraîner quelques 13 000 casques bleus dans le bourbier malien, ainsi qu’une poignée de soldats estoniens et allemands. De l’autre, elle n’a rempli aucun des deux principaux objectifs énoncés en 2013 : éliminer les groupes djihadistes, qui ont proliféré, et restaurer la souveraineté du Mali sur les régions du nord, qui n’ont pas réintégré le giron de l’Etat, avec un pays toujours coupé en deux.
A dire vrai, il n’y a pas vraiment lieu de s’en étonner. La solution se trouve entre les mains des Africains et est d’abord politique. Or, la mauvaise gouvernance des pays de la zone et, à des degrés divers, les errements de leurs forces de sécurité sont très largement responsables de la prolongation des hostilités. La corruption et l’impunité, notamment, gangrènent les armées de la coalition antiterroriste du G5 Sahel, le Groupe des Cinq qui réunit le Mali, la Mauritanie, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad. Du fait des détournements de fonds publics, par exemple, les soldats sont mal équipés et irrégulièrement payés. La chaîne de commandement, elle, reste fragile. Les militaires tuent parfois des civils en toute impunité, ce qui contribue à légitimer les groupes insurrectionnels, et leurs officiers supérieurs prennent prétexte du secret défense pour ne pas rendre de comptes aux élus de la nation.
Le problème est que la France est fort mal placée pour critiquer ses alliés sans être aussitôt accusée de néocolonialisme. Afin d’éviter les conflits d’intérêts, une règle non écrite des Nations Unies recommande pourtant de ne pas impliquer directement les puissances impérialistes d’autrefois dans les opérations de paix qui se dérouleraient sur le territoire de leurs anciennes colonies. Mais la France a fait exactement l’inverse au Sahel, quitte à se retrouver prise dans un piège dont elle n’arrive plus à s’extraire. Focalisé sur la menace terroriste plutôt que les défaillances des Etats de la zone, le logiciel d’analyse de la situation n’a pas vraiment évolué et le récent sommet qui s’est tenu à Pau en janvier 2020, sept ans jour pour après le début de l’opération Serval, est même allé jusqu’à entériner les pratiques d’une guerre ingagnable.
Ainsi, la France a conforté les gouvernements des pays du G5 Sahel en annonçant l’envoi de renforts supplémentaires au lieu de poser publiquement des conditions à la poursuite de son engagement militaire. Pire encore, elle a mis en place un commandement conjoint qui va l’obliger à partager la responsabilité des exactions commises par ses alliés africains, sans même parler de supplétifs miliciens que personne ne contrôle vraiment et que le Burkina Faso a néanmoins décider d’institutionnaliser. Désormais, l’armée française pourra plus facilement être accusée de complicité dans les massacres qui ne manqueront pas de se produire.
Bien sûr, on pourra toujours arguer que la position inverse, qui consisterait à annoncer un calendrier de désengagement, ne va pas forcément provoquer l’électrochoc susceptible d’entraîner une véritable amélioration de la gouvernance des pays du G5 Sahel, tout au moins dans l’immédiat. Mais une telle politique aurait au moins un mérite : elle éviterait à l’armée française de se compromettre dans des crises politiques et très locales. ■
(1) Guibert, Nathalie [2018], Qui c’est le chef ? Politiques et généraux dans le miroir, Paris, Robert Laffont, p.98.
(2) Buijtenhuijs, Robert [1978], Le Frolinat et les révoltes populaires du Tchad, 1965-76, La Haye, Mouton, p.209
* Dernier ouvrage paru : Une guerre perdue : la France au Sahel, Paris, JC Lattès, 2020, 313p.