La décennie 70, avec son cortège de crises de surproduction, a vu monter un vrai désarroi collectif. Le Président Giscard d’Estaing, candidat à sa propre succession en 1981, en a payé le prix dans les urnes malgré sa tentative de remobilisation générale autour de la célébration du « pétrole vert de la France ». Vînt la Gauche : comment oublier les attaques et manifestations virulentes dirigées, dans les années 80, contre la Ministre de l’Agriculture, Edith Cresson, puis contre son successeur, Michel Rocard, instaurateur des quotas laitiers ? La réforme Mac Sharry et l’entrée des produits agricoles dans les règles du marché mondial ont ouvert la décennie des années 90 dans une ambiance de tristesse désespérée. A l’été 1990, des barrages routiers ont surgi de toutes parts, et pour la première fois dans l’histoire des manifestations paysannes, des éleveurs aux abois ont mis le feu à des camions en transit chargés d’animaux vivants. Le 29 septembre 1991, à l’appel du président de la FNSEA, Raymond Lacombe, près de 200 000 agriculteurs et ruraux défilaient à Paris, silencieusement, sous une seule bannière : « Pas de pays sans paysans ». De son côté, la toute nouvelle Coordination Rurale se révoltait contre ce qu’elle osait nommer « le génocide paysan ». Ces excès inédits disaient l’angoisse qui saisissait une grande partie de la profession. Les grandes crises sanitaires qui marquèrent la décennie y eurent leur part : celle de l’ESB ou crise de la « vache folle » en 1996 imposa l’abattage de troupeaux laitiers entiers.
Une dépression collective se dessinait déjà tout au long de cette période. Mais les revendications qu’elle faisait naître trouvaient encore à s’exprimer, sauf débordements ponctuels, dans le registre codifié des appels adressés à l’Etat ou à l’Europe. Depuis les grandes lois d’orientation de 1960-62, le débat politique sur la place de l’agriculture en France et en Europe se jouait en effet, pour l’essentiel, dans le face à face que le syndicat unitaire FNSEA-CNJA entretenait avec l’Etat et le gouvernement. Ce face à face permettait d’assurer, sur le mode de la cogestion, le règlement des affaires courantes, telles que la politique des structures ou les questions touchant au développement agricole. Il rendait possible la consultation permanente de la profession sur les enjeux de la Politique agricole commune. Il régulait enfin le jeu des conflits publics et celui des appels à la protection de l’Etat dans les situations de crise.
Mais, à la fin du XXème siècle, un changement radical affecte le positionnement du monde agricole dans la société et le débat public. Depuis les catastrophes sanitaires des années 90, l’environnement social de l’agriculture a changé radicalement. Les consommateurs, parfaitement rassurés quant à la capacité de notre agriculture de produire en suffisance, se préoccupent de plus en plus des aspects qualitatifs de leur alimentation. La montée des inquiétudes environnementales interroge les modes de production agricole. Des experts en santé publique, des ONG, des élus s’invitent dans le débat. Au tournant du siècle, la question agricole cesse de n’être qu’une affaire de l’Etat : elle devient une affaire de société. Et le malaise agricole change définitivement de visage. A la place du face à face bien rodé de l’Etat et de la profession, c’est un débat sociétal qui s’ouvre, engageant des protagonistes multiples, des questionnements venus de tous les secteurs de la société et des remises en cause inattendues. La question agricole était une question régalienne ; elle est devenue un enjeu citoyen.
Une telle évolution aurait pu être saluée comme l’expression enfin achevée de l’insertion de ce secteur économique, culturel et territorialisé dans notre société. Mais ni les représentants de l’Etat, ni la représentation devenue pluraliste du monde agricole n’étaient préparés à construire et à réguler ce nouveau cadre de débat. Du côté de la puissance publique, les interlocuteurs se sont multipliés : dans les discussions, les ministres de l’Agriculture et des Finances - interlocuteurs jusque là privilégiés sinon exclusifs, de la profession – ont été rejoints par les ministres chargés de l’environnement, de la recherche, de la santé. Les organisations de consommateurs, les associations de défense de l’environnement, les médecins et les nutritionnistes ou encore les défenseurs du bien-être animal sont désormais devenus des interlocuteurs légitimes des pouvoirs publics et entendent bien être entendus sur les sujets qu’ils portent. Les agriculteurs réalisent qu’ils ne sont plus les seuls porteurs des enjeux agricoles d’une société qui les considère désormais comme des professionnels parmi d’autres, avec des responsabilités spécifiques, mais sans privilèges particuliers.
Un certain nombre d’évolutions internes au monde agricole lui-même sont venues accélérer, puis parachever cette mue politique et culturelle. La première est l’amenuisement rapide de la population concernée. A la fin du XIXème siècle, la population occupée à l’agriculture représentait la moitié de la population active française. Outre sa contribution à la production de la richesse nationale, elle était regardée comme le socle de la nation et de son unité. Les transformations de la sphère productive et les gains de productivité conquis au long du XXème siècle ont fait de cette population agricole une minorité professionnelle parmi d’autres, moins nombreuse même que les professions de la santé, de l’éducation, ou des transports. Aujourd’hui, les chefs d’exploitation ne représentent plus que 1,8 % de la population active. L’étalement urbain et la forte croissance des résidents dans les communes rurales rendent cette fonte de la population agricole plus effective et plus visible.
Au sentiment qu’expriment les agriculteurs de « n’être plus chez eux » au village répond la diminution objective du nombre des exploitations (437000 en 2016), en baisse annuelle continue de 2 % depuis 2010. Cette baisse s’accompagne par ailleurs d’une recomposition massive des formes d’exploitation. Une manière habituelle de minimiser ce phénomène consiste, aussi bien de la part des pouvoirs publics que de la profession, à faire comme si les exploitations continuaient toutes peu ou prou à relever d’un même modèle : celui de l’exploitation familiale. Certes les deux tiers des exploitations demeurent en effet des exploitations à caractère exclusivement familial. Mais ce modèle est aujourd’hui fragile, pour des raisons économiques, mais aussi pour des raisons culturelles. Le cadre familial qui organisait classiquement le travail agricole entre en contradiction de moins en moins supportable avec la revendication d’autonomie du couple et de l’individu. Le phénomène massif du célibat paysan, ou celui, plus dramatique encore, du suicide paysan, qui s’établit à un niveau supérieur à celui de toutes les autres professions, a son origine non pas tant dans la nature et les aléas du métier lui-même que dans les contraintes imposées par le cadre familial dans lequel il s’exerce (1). Le modèle familial, qui s’impose encore dans les représentations communes et dans le discours politique et syndical, s’en trouve être radicalement déstabilisé. Il l’est d’autant plus que s’affirme, depuis plus d’un demi-siècle, un autre modèle, de genre sociétaire, qui concerne 36 % des exploitations, 64 % de la surface agricole et 61 % de la force de travail agricole. Sur de très grandes exploitations, le développement de logiques capitalistes et financières d’un type nouveau témoigne de la pénétration d’un modèle d’agriculture de firme dont la France se pensait exemptée. A l’autre bout du spectre, on observe l’émergence d’un autre modèle d’exploitation, souvent porté par des acteurs venus d’autres horizons. Ceux-ci inventent, sur de petites structures, des modes de production, de transformation et de vente directe qui recueillent l’adhésion de plus en plus large des consommateurs. Tandis que l’agriculture capitaliste trouve sa place sur les marchés mondiaux, ces initiatives encore minoritaires sont en train de gagner la bataille de l’opinion. Entre ces deux pôles économiques et culturels opposés, les exploitations familiales spécialisées peinent à définir leur place propre. Ce kaléidoscope trouve sa traduction dans un éventail des revenus qui est l’un des plus étendus que connaisse une profession.
Le « malaise paysan » prospère sur cette crise sourde, que dissimule le terme d’ « agribashing ». La formule, inventée par des communicants ingénieux, coagule des éléments disparates : des faits de délinquance – vols ou dégradations - qui pour être nouveaux en milieu rural ne sont pas réservés aux fermes ; des prises à partie violentes, comme en connaissent également des enseignants, des médecins, des policiers, des pompiers ou des commerçants ; mais aussi les expressions variées de la contestation d’un modèle de production qui relèvent du débat de société (2). Ce que ce terme malencontreux désigne en réalité, ce n’est pas la détestation – nullement avérée (3) – de la société à l’égard des agriculteurs ; c’est l’incertitude identitaire profonde dans lesquelles ceux-ci sont aujourd’hui plongés. ■
1. Cf. N. Deffontaines, Le suicide des agriculteurs. Pluralité des approches pour une analyse configurationnelle du suicide. Thèse de doctorat en sociologie de l’Université de Bourgogne, 2017. 392p.
2. 51 % des agriculteurs disent penser que les Français ont une mauvaise opinion de l’agriculture, selon le baromètre IFOP de mars 2019 ; cette estimation par les agriculteurs eux-mêmes du regard porté sur l’agriculture est justifiée par d’autres sondages portant sur le sentiment des Français à l’égard du modèle de production dominant en agriculture.
3. Selon un sondage Odoxa de février 2019, 85 % des Français ont une bonne opinion des agriculteurs.