Le « malaise paysan » frappe un nombre croissant d’exploitations. Certaines s’en sortent mieux que d’autres mais les difficultés demeurent. Selon les chiffres de la Mutualité agricole parus l’an dernier, plus de deux agriculteurs se suicident chaque jour dans notre pays. Conditions de vie dégradées, pression financière inique, sentiment d’abandon : pourquoi une partie de nos agriculteurs ne s’en sortent pas ? Comment en-est-on arrivé là et, surtout, comment sortir de ce cercle vicieux ? Cette situation est l’aboutissement de quatre paradoxes qui n’ont toujours pas été résolus à ce stade.
Le premier paradoxe est celui qui a opposé une course effrénée à la compétitivité sans pour autant que les efforts des agriculteurs aient été suffisamment soutenus. Selon un classement du magazine The Economist, le modèle agricole français est aujourd’hui le plus durable au monde. Maîtrise de l’eau, gestion des problématiques nutritionnelles, lutte contre le gaspillage alimentaire et contre l’artificialisation des sols, préservation de la biodiversité, diversification des cultures : sur tous ces critères, notre pays affiche des résultats extrêmement satisfaisants. Pourtant, cet engagement n’a pas été récompensé comme il aurait dû l’être. Selon l’Insee, le revenu moyen des agriculteurs est en légère hausse, à 1 390 euros mensuels. Non seulement ces revenus moyens sont très en deçà de ce qu’ils devraient être mais il existe de fortes disparités. Ainsi, près de 20 % des agriculteurs n’ont même pas pu se verser un revenu en 2017. Le classement établi par The Economist démontre que la Ferme France est pourtant très performante et que, loin des faux procès et des caricatures outrancières, les agriculteurs ne sont pas des ’empoisonneurs’. L’agribashing – cette propension trop facile à s’exonérer d’une responsabilité collective – doit être dénoncé avec la plus vive fermeté.
Le second paradoxe a été, justement, d’imposer des normes toujours plus exigeantes et, dans le même temps, d’ouvrir notre marché européen à des produits de bien moindre qualité. Première politique véritablement européenne, premier poste de dépense du budget européen, la Politique Agricole Commune (PAC) a été, pendant des décennies, une priorité stratégique pour l’Union. Aujourd’hui, cette ambition fondatrice est en passe d’être relayée au second plan. Les négociations pour la PAC post 2020 s’avèrent très compliquées. La Commission a annoncé un budget en baisse de 5 %, par rapport à la précédente période budgétaire (2014-2020). Traduite en euros constants, la baisse effective pourrait aller jusqu’à 16 %. Cette proposition est non seulement inacceptable mais elle n’est pas à la hauteur des enjeux. Il appartient à l’ensemble des responsables politiques, au-delà des clivages partisans, d’adopter une position très ferme quant à l’issue de ces négociations.
Au printemps prochain, la Commission européenne présentera sa stratégie « De la ferme à la fourchette ». Là encore, l’enjeu est crucial. La diminution des pesticides, des engrais et des antibiotiques est un objectif nécessaire et partagé. Mais il faut travailler en bonne intelligence avec les agriculteurs, et non contre eux. Faciliter la diversification des revenus agricoles, récompenser les services environnementaux rendus et l’agro-écologie, soutenir davantage la recherche et l’usage de biostimulants naturels, accompagner les démarches de numérisation, simplifier les démarches administratives : voilà autant de solutions qui doivent être encouragées.
Surtout, l’agriculture ne doit pas devenir la variable d’ajustement des accords commerciaux bilatéraux. Le maître-mot, c’est la réciprocité ! Si la Commission a toute légitimité à négocier avec des Etats tiers, elle doit aussi protéger ceux-là même dont elle exige un comportement irréprochable. La concurrence doit rester loyale et les règles d’importation, qu’elles soient économiques ou sanitaires, respectées. Dans le cas contraire, il faudra en tirer les conclusions qui s’imposent, notamment dans les négociations avec les pays du Mercosur. En un mot : oui à un marché ouvert, non au renoncement naïf à nos intérêts stratégiques. Après tout, la souveraineté alimentaire est un enjeu majeur de notre souveraineté européenne. Elle ne doit pas être abandonnée à d’autres, dans une logique qui privilégiera nécessairement le moins disant environnemental.
C’est aussi l’enjeu du troisième paradoxe. Notre production agricole est en baisse alors que la demande alimentaire mondiale n’a jamais été aussi élevée. La situation est d’autant plus préoccupante que pour la première fois depuis 1945, le solde commercial agroalimentaire français avec le reste de l’UE est devenu négatif en 2017. 3ème en 2005, la France occupe désormais la sixième place des exportateurs mondiaux. En euros constants, l’excédent agricole français a été divisé par deux entre 2011 et 2017 ; un recul historique. La mise en place d’une stratégie de reconquête s’avère urgente. Elle passe notamment par un meilleur positionnement à l’export, comme en Chine où, à l’initiative du président Emmanuel Macron, la viande et le vin français ont été mis à l’honneur lors d’une visite présidentielle en novembre 2019. Mais il faut aussi miser sur une politique fiscale mieux ciblée. Plusieurs pistes existent, sur les règles d’imputation des déficits issus des activités périphériques, sur l’extension du périmètre d’exonération de la taxe foncière sur les propriétés bâties (TFPB), sur allègement de la fiscalité relative à la valorisation des stocks.
Enfin, le dernier paradoxe, et sans doute le plus pernicieux, est celui d’une chaîne de valeur devenue totalement déséquilibrée. La guerre des prix entre distributeurs, industriels et producteurs, a eu des effets dévastateurs ! Outil marketing indécent, le « quiestlemoinscher.com » doit de toute urgence être remplacé par une autre logique « quiestleplusethique.com ». Car le consommateur aussi doit être responsabilisé dans son acte d’achat. Il reste encore beaucoup de chemin pour inverser la tendance et garantir des revenus décents aux agriculteurs. Prévues fin février, les conclusions des négociations commerciales auront valeur de test. Ce seront les premières à se dérouler avec l’ensemble des dispositions de la loi EGALIM. Sans présager l’issue de ces négociations, il faudra certainement aller beaucoup plus loin. La commission d’enquête sur les relations commerciales que j’ai présidée avec Grégory Besson-Moreau a rendu ses conclusions en septembre 2019. Nous avons formulé des propositions claires, pratiques, applicables. Créer un portail anonyme pour signaler les pratiques illégales, encadrer les centrales de service européennes, lutter contre les déréférencements abusifs, renforcer les moyens de contrôle par la DGCCRF et l’Autorité de la concurrence, mieux formaliser les engagements par écrit. Il incombe maintenant au Gouvernement de définir une feuille de route pour une mise en œuvre dans les meilleurs délais. La secrétaire d’Etat Agnès Pannier-Runacher est prête à faire bouger les lignes. Elle devrait disposer d’un ministère de plein exercice : ce serait un signal politique fort pour garantir des pratiques plus vertueuses.
« Il faut le dire en définitive, une alimentation de qualité a un coût. Et ce coût doit enfin être pris en compte, à sa juste valeur. Un nouveau pacte agricole est possible, à condition de nous en donner les moyens ». ■