Neuf mois après le spectaculaire incendie* qui a ravagé une grande partie de l’usine Lubrizol de Rouen, la commission d’enquête chargée d’évaluer l’intervention des services de l’État dans la gestion des conséquences environnementales, sanitaires et économiques de l’incendie Lubrizol présidée par Hervé Maurey et avec pour rapporteures, Christine Bonfanti-Dossat (LR) et Nicole Bonnefoy (PS) a rendu son rapport et dresse un sévère réquisitoire contre l’Etat.
Si l’origine exacte de l’incendie de l’usine Lubrizol de Rouen, survenu le 26 septembre 2019, n’est toujours « pas définitivement établie à ce jour », les sénateurs pointent du doigt « des angles morts inacceptables » dans la prévention des risques industriels en France. De façon élargie, la commission d’enquête déplore ainsi « les manquements graves qui nuisent à l’efficacité des mécanismes créés il y a près de quarante ans et renforcés depuis ». Et dans le cas précis de l’usine Lubrizol, la commission d’enquête cible l’Etat et plus particulièrement la Ministre de la Santé de l’époque, Agnès Buzyn dans « le suivi sanitaire » de l’incendie qu’elle estime « problématique ». « A l’instar du suivi sanitaire proprement dit, l’identification du risque sanitaire telle que pratiquée par le ministère de la Santé, a été à la fois tardive et incomplète » écrivent les rapporteurs. « Il ressort (…) qu’il est impossible de se prononcer de manière définitive sur l’impact sanitaire de l’incendie Lubrizol, au vu des seules données récoltées dans le cadre de la surveillance environnementale, ces dernières étant totalement ou partiellement inexploitables » insitent-ils.
Le rapport note toutefois que d’un point de vue purement technique, l’incendie en lui-même a été correctement traité. « Grâce à l’importante mobilisation de tous les intervenants, l’incendie a été rapidement maîtrisé. Aucun mort ni blessé n’a été à déplorer » se réjouissent les rapporteures qui reconnaissent aussi dans leur rapport que « le cadre légal et réglementaire applicable à la gestion des crises industrielles est globalement satisfaisant. L’organisation française de la sécurité civile a démontré, une nouvelle fois, sa réactivité, sa capacité d’adaptation et son efficacité ».
« 200 000 tweets en 24 heures »
Mais pour ce qui est de la communication officielle de crise, le rapport se montre extrêmement critique. « Si aucun mort ni blessé direct n’a heureusement été déploré, cet accident a frappé de plein fouet et durablement la population rouennaise et, au-delà, l’ensemble des citoyens vivant à proximité immédiate ou plus lointaine d’un des 1 200 sites Seveso répartis sur l’ensemble du territoire national » lit-on dans le rapport qui juge que « le système d’alerte des populations [est] inadapté pour gérer efficacement les accidents industriels et technologiques » - aujourd’hui 90 % des Français se sentent mal informés sur les risques que présentent les installations industrielles et chimiques et 10 % à peine affirment savoir comment réagir si un accident se produisait près de chez eux !. « La communication de crise des services de l’État a montré ses limites par son incapacité à informer le public de façon claire, prescriptive et pédagogique et à utiliser efficacement l’ensemble des canaux de distribution disponibles (radio, télévision, presse, réseaux sociaux). Il est donc urgent de revoir la doctrine de communication de crise de l’État » ajoutent les rapporteures qui soulignent par ailleurs que l’incendie a suscité pas moins de « 200 000 tweets en 24 heures avec bien évidement son lot de fakes news et suscitant une forte défiance de la population à l’égard de la parole publique et une très forte anxiété des citoyens par rapport aux conséquences sanitaires de l’accident ».
Dénonçant « le manque criant de culture de la sécurité et du risque industriel » en France, la commission d’enquête fait une série de recommandations (21) pour éviter qu’une telle chose ne se reproduise à l’avenir. Ces recommandations s’articulent en six axes :
1. Créer une véritable culture du risque industriel
2. Améliorer la politique de prévention des risques industriels
3. Améliorer la gestion de crise
4. Assurer une meilleure coordination entre l’État et les collectivités territoriales
5. Indemniser l’intégralité des préjudices subis par la population
6. Appliquer le principe de précaution au suivi sanitaire des populations touchées par un accident industriel.
Pour la commission, « sensibiliser la population à la réalité des risques industriels et aux moyens de se prémunir en cas d’accident constitue la première priorité d’une véritable politique de Prévention ». Dans cette optique, ils proposent notamment d’inscrire la formation aux risques industriels dans le code de l’Education, de sorte que tous les élèves connaissent la conduite à tenir en cas de danger, à l’instar des « gestes barrières » en matière sanitaire. Pour préparer au mieux les populations et les acteurs des sites Seveso à la survenue de tels accidents industriels les sénateurs souhaitent aussi l’instauration de façon régulière d’exercices « grandeur nature » y compris inopinés, associant l’ensemble de la population afin d’assurer une véritable « formation permanente » en matière de risque industriel. Le rapport suggère encore de contraindre les exploitants d’établissements Seveso et des installations proches à tenir des listes précises et à jour des produits stockés et qu’elles soient mises à disposition des autorités.
Une communication dépassée
Le constat de la mission est sans ambiguïté : « À force de vouloir rassurer à tout prix, les pouvoirs publics ont perdu de vue l’essentiel : informer la population le plus précisément possible. En outre, la multiplication des messages trop techniques ou faussement rassurants a alimenté la défiance envers la parole publique. Faute de doctrine claire préétablie, les pouvoirs publics sont constamment apparus en retard sur les réseaux sociaux ». Cette véritable machine à fabriquer des fausses nouvelles a souvent supplanté la parole publique, jusqu’à la dénoncer comme « mensonge d’État ». Pour les élus, ce constat appelle une clarification et une modernisation « au plus vite » de la doctrine de communication de l’État, à l’échelle centrale et déconcentrée. « La priorité de la communication publique doit être d’informer la population, simplement, aussi complétement que possible à un instant donné, quitte à faire diffuser de nouveaux éléments factuels au fur et à mesure de l’évolution des événements » insistent les deux rapporteures.
Mieux associer les collectivités territoriales
Enfin, il est apparu également aux yeux de la mission qu’il n’était pas assez fait appel aux compétences et à la connaissance de terrain des collectivités territoriales qui, pourtant « pourraient constituer un relais essentiel d’une véritable culture du risque industriel ». Sur cette question, la commission d’enquête formule plusieurs recommandations comme celle d’élargir l’approche des territoires concernés par les risques industriels, « en intégrant les élus des communes voisines d’établissements Seveso » ; en renforçant l’aide technique de l’État aux communes pour l’élaboration des plans communaux de sauvegarde (PCS) et du Document d’information communal sur les risques majeurs Dicrim mais aussi en associant systématiquement les élus aux exercices menés en application des plans particuliers d’intervention (PPI) et les tenir informés des retours d’expérience. ■
* Près de 9 505 tonnes de produits chimiques ont brûlé dans l’incendie de l’usine Lubrizol, classée site Seveso seuil haut, provoquant un immense nuage de fumée noire de 22 km de long avec des retombées de suie jusque dans les Hauts-de-France.