Dans le cadre d’un atelier de recherche j’ai successivement fait des recherches sur les organisations patronales, sur le métier de patron, et très récemment sur les patrons et la politique
Tous ces travaux sont fondés sur de nombreux entretiens, sur un large corpus de presse, sur des observations, et sur des courriers patronaux adressés au Président de la République ; ils cherchent à comprendre la complexité de ce monde à la fois unis (« les patrons ») et très divisé et très divers dans ses pratiques. Pour comprendre le « patronat », il faut accepter de restituer les nuances, les oppositions, voire les haines, entre le « haut et le bas » et entre les divers secteurs et les diverses manières d’être patron.
Dans ce dernier ouvrage j’ai voulu renouer avec une question classique de la sociologie politique et du débat politique : les rapports entre les patrons et les diverses manières de faire et de dire la politique.
J’ai voulu le faire en ne focalisant pas l’attention sur la seule politique partisane et sur les seules politiques publiques. J’ai voulu le faire en ne focalisant pas l’attention sur les seuls grands patrons ou sur les seuls grands hommes politiques souvent accusés de collusion et de connivence. Le titre « Ce qu’un patron peut faire » entend traiter de tous les patrons (propriétaires et managers, petits moyens ou grands) et de toutes les manières de faire de la politique, protestataire, électorale, militante (des patrons votent, ils militent dans des organisations patronales ou dans des partis) politicienne ou discrète, de tous les moyens -très différents - dont disposent « les » patrons pour « s’en sortir », « s’affirmer », dire comment le monde est, et comment il devrait être. Et surtout en temps de Covid.
Il y a plusieurs manières patronales de peser dans le débat politique et dans la prise de décision. Les femmes patronnes sont encore des outsiders.
D’abord, en agissant dans le monde tel qu’il est. En produisant, en créant de l’emploi, et en utilisant tous les dispositifs (économiques, fiscaux, relationnels) qui leur permettent de maximiser leurs intérêts, avec de grandes différences selon leurs positions patronales.
Certains grands patrons font en outre de la « politique spécialisée ». Ils s’intéressent avant tout à leur entreprise et à leur secteur. Ce qui leur importe est ce qui peut impacter leur activité à court, moyen et long terme. Ils cherchent à défendre leurs intérêts et s’impliquent personnellement dans cette défense, ou la délèguent à des chargés d’affaires, que l’on appelle les lobbyistes.
Les « patrons politiques » constituent une seconde catégorie. Ils disent vouloir participer « à la vie de la Cité » et revendique le droit et le devoir de faire de la politique dans « le sens noble du terme ». Ils écrivent des livres pour l’exprimer, publient des tribunes, bien souvent rédigées par leur plume, font des conférences, acceptent des entretiens médiatiques larges, signent des appels (fréquents en cette période, pour tout ce qui a trait au développement durable) ; ils s’engagent dans les positions qui leur paraissent compatibles avec leur rang, dans de grandes organisations patronales, rarement au Medef, plutôt à l’AFEP, à l’Institut de l’entreprise, à l’Institut Montaigne, à EpE (Entreprises pour l’Environnement) et président des commissions internes ou étatiques sur de grands sujets économiques et de sociétés, comme Jean-Dominique Senard (rapport Notat-Senard précédant la loi Pacte).
D’aucuns peuvent pratiquer une philanthropie qu’ils entendent doublement renouveler, en transformant les frontières entre privé et public et en subvertissant la philanthropie classique par la venture philanthropy.
Il y a enfin des « patrons en politique », où l’on retrouve sans doute plus de petits et moyens patrons que de grands capitaines d’industrie. Le temps des de Wendel ou des Schneider siégeant au Parlement est révolu, sauf pour la famille Dassault (Olivier député n’étant pas Le PDG de Dassault).
Connaissez-vous des patrons qui font de la politique ? Votre maire, des conseillers départementaux ou régionaux, des dirigeants de partis, des parlementaires ou des ministres.
Ils sont arrivés là par des filières très diverses (militantisme, notabilité locale, cooptation par des politiques) ; et le titre de « chef d’entreprise » est un label très labile pour ceux qui l’estiment valorisant.
En effet se déclarer comme tel dans une profession de foi ou sur le site d’une assemblée peut renvoyer à l’exercice cursif de cette profession à un moment de sa vie, à une occupation principale durable avant une entrée en politique, ou au dernier statut avant une élection. Etre chef d’entreprise est une occupation à plein temps, et généralement, après une entrée en politique, l’entreprise est mise en sommeil, cédée ou dirigée par un conjoint ou un associé. C’est dire que les patrons en politique sont le plus souvent des petits et moyens chefs d’entreprise, comme le montre la composition de l’assemblée élue en 2017 : sauf Bruno Bonnell, Olivier Dassault ou Jean-René Cazeneuve. Quelques sénateurs ont été aussi des chefs d’entreprise importants.
Les grands patrons ne se satisfont pas d’un siège de députés parmi 577 ; ils n’aiment guère la politique électorale (voir le témoignage de Claude Bébéar dans mon ouvrage) et n’ont pas le désir de voir leur niveau de vie se dégrader. De plus, la plupart de ceux avec qui j’ai pu m’entretenir, estiment que les hommes politiques connaissent très mal les réalités économiques et « l’entreprise ». Seuls les postes ministériels peuvent les attirer, mais, en très faible nombre, comparativement aux Etats-Unis, au titre de la « société civile » : ainsi Roger Fauroux, Francis Mer, Thierry Breton. Henri de Castries aurait espéré un poste important en cas de victoire de François Fillon (qui avait mobilisé avec Pierre Danon des chefs d’entreprise dans les EAF, Entrepreneurs avec Fillon). Jean-Dominique Senard a refusé cette tentation ministérielle auprès d’Emmanuel Macron.
Reste le cas des rares patrons dits influents qui se laissent étiqueter « soutiens de Sarkozy » ou « Les Patrons de Chirac », qui financent officiellement leurs campagnes, s’affichent dans les réunions publiques, et pourront être définis comme des visiteurs du soir susceptibles, dit-on, de retourner une politique ou de susciter des nominations. Ce sont parfois des « amis » du président, parfois très médiatisés avec eux (Le Fouquet’s ou La Paloma, le yacht de Vincent Bolloré, le compagnonnage de Chirac avec Alain Mérieux ou François Pinault), mais dont l’existence est généralement tue dans les Mémoires des présidents.
La chambre de 2017 est une assemblée qui compte un nombre exceptionnel, en comparaison avec toutes les chambres de la Vème République, de chefs d’entreprise (11,3 %) et de cadres supérieurs du privé. La question de la composition du personnel politique est une question publique controversée depuis plusieurs décennies. La dénonciation de la double professionnalisation des hommes (et des femmes) politiques (c’est un métier, et pour nombre d’entre eux ils n’ont jamais exercé une « véritable profession »), s’est accompagnée d’une volonté de renouvellement par la « société civile » des mandataires politiques. Certains grands chefs d’entreprise s’en était fait les porte-parole en proclamant dans Le Monde : « Il faut plus d’élus issus de l’entreprise », et le Mouvement En Marche a recruté par voie d’appel à candidature sur internet pour partie des novices en politique et des candidats potentiels issus du privé.
Il faut se référer au livre pour aller au delà de ces statistiques et se demander ce que la composition sociale d’un personnel politique fait au débat public et aux questions qui y sont débattues. Plus de chefs d’entreprise en politique cela fait quoi ? Une manière de renouer avec la grande question des frontières entre champ politique et champ économique sur lequel l’ouvrage s’interroge. ■
* Il a notamment publié sur ces questions, « Sociologie des organisations patronales », (La Découverte, 2009), « Les patrons des patrons. Histoire du Medef », (Odile Jacob, 2013), Patrons en France (dir. La Découverte, 2017), « Ce qu’un patron peut faire. Une sociologie politique des patronats » (Gallimard, 2021). Il a par ailleurs dirigé La profession politique XIXème-XXIème siècles (2ème édition Poche Alpha Belin, 2017)