Les 15 et 16 mai derniers, 14,9 millions de Chiliens étaient appelés à voter pour élire les 155 membres chargés de rédiger la future loi fondamentale du Chili parmi 1.373 candidats. Déjouant tous les pronostics et créant une onde de choc dans le pays, les candidats des partis traditionnels ont été largement battus par les candidats indépendants. Des résultats qui marquent une défiance très nette des Chiliens à l’égard de la droite au pouvoir et de l’opposition de centre gauche qui, depuis la fin de la dictature et le rétablissement de la démocratie dans le pays, se sont partagés le pouvoir. Ce vote signe aussi une réelle et inquiétante désaffection des électeurs qui n’ont été que 43,3 % à s’être déplacés dans un bureau de vote, ce qui relativise d’autant les résultats finaux. Une désaffection qui ne présage pourtant rien de bon alors que doit se tenir en novembre l’élection présidentielle. « Lors de ces élections, les citoyens nous ont envoyé un message clair et fort, au gouvernement et aussi à toutes les forces politiques traditionnelles : nous ne sommes pas suffisamment à l’écoute des demandes et des désirs des citoyens » a reconnu à l’issu du scrutin, Sebastian Piñera, le président chilien.
L’Assemblée constituante qui devait ouvrir ses travaux en juillet dispose d’un mandat de neuf mois, prolongeable une seule fois de trois mois supplémentaires, pour rédiger la nouvelle loi fondamentale. La nouvelle « Carta Magna » viendra remplacer une constitution datée, héritée de la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990). Approuvée en 1980 à l’issue d’un référendum biaisé, cette constitution est aujourd’hui très largement contestée par une majorité de Chiliens qui la jugent trop inégalitaire. Selon un sondage, 60 % des Chiliens estiment que cette Constitution a créé un système qui profite à un petit nombre de privilégiés.
Dans la formation de cette Assemblée constituante, la droite au pouvoir avec 20,80 % aura du mal à peser. La gauche (33,22 %), qui compte des élus allant du centre gauche au Parti communiste, veulent proposer un nouveau modèle pour le pays avec différents droits sociaux garantis, comme l’éducation, la santé ou le logement, recueillent pour sa part 33,22 % des suffrages. Mais ce sont surtout les candidats indépendants qui, majoritaires, vont tenter d’imposer leurs choix. Pour la plupart novices en politique, ces indépendants sont, pour un très grand nombre, issus des mouvements sociaux de 2019. Une violente contestation sociale qui demandait alors dans la rue des changements profonds pour lutter contre les inégalités fruits du modèle économique néolibéral imposé sous la dictature, et une nouvelle constitution. La grogne avait contraint le gouvernement à organiser un référendum. Le résultat avait été sans appel : 80 % des Chiliens avaient voté en faveur d’un changement de constitution.
Pour la première fois paritaire*, l’Assemblée constituante est formée pour près de 40 % de ses membres d’élus de moins de 39 ans. Et 103 des 155 membres ne sont encartés dans aucun parti politique. Avancée significative actée en 2020 par les députés et sénateurs chiliens, le fait que 17 des 155 sièges, soit 11 % aient été réservés aux dix peuples autochtones qui composent l’Etat chilien et dont la plus importante communauté sont les Mapuche, descendants des fiers guerriers de l’Araucanie. « Nous avons été exclus de la vie politique, marginalisée ; nous allons à présent pouvoir dire : nous sommes là, nous avons notre langue, notre mémoire » s’est réjouie Elisa Loncon Atlen, une candidate Mapuche. « Les dirigeants des communautés indigènes pourront défendre leurs droits qui ont historiquement été niés par l’État » a pour sa part commenté la députée socialiste d’origine mapuche, Emilia Nuyado.
Mais pour nombre d’observateurs, ces indépendants sont finalement loin de représenter une force unie. Peu homogène, ce bloc aura peut-être du mal à s’entendre et à faire entendre une seule voix. D’autant plus que pour être adopté un article devra obtenir l’assentiment des deux tiers des élus.
Une fois rédigée, la nouvelle Constitution devra être approuvée ou rejetée en 2022 par référendum à vote obligatoire. ■
*Le Congrès chilien est actuellement composé de 25 % de femmes et de 2,5 % d’élus issus des communautés indigènes
Entretien avec Claudio Fuentes S., Professeur de l’Ecole de Sciences Politiques, Université Diego Portales, Chili*
Que doit-on retenir de ces élections ? Qui en sort vainqueur ?
Les élections à la Convention constitutionnelle ont été particulières. Après plusieurs négociations législatives, un système d’élection des représentants a été convenu qui maintenait le même système électoral (proportionnel avec liste ouverte), districts et nombre de sièges (155) de la Chambre des députés. La nouveauté était qu’un système de parité était autorisé pour assurer une représentation équivalente des hommes et des femmes ; sièges réservés aux peuples indigènes (17 sièges) ; Et des listes d’indépendants (non membres des parties politiques) étaient autorisées à participer de l’élection.
L’effet politique était significatif étant donné que la Convention constitutionnelle est finalement composée d’une proportion presque égale d’hommes et de femmes, avec une représentation indigène assurée (11 %), et avec un pourcentage élevé d’indépendants en dehors des listes de partis (31 %). Ceux qui sont arrivés à la Convention représentent des secteurs sociaux qui ont développé un fort travail territorial. Beaucoup de personnes élues sont des militants sur les questions de l’environnement et des droits sociaux et des droits de l’homme. Ceci suscitera un débat important dans la Convention sur la base de certaines « causes » ou questions fondamentales : environnement, féminisme, droits des enfants, peuples indigènes, etc.
La droite et les partis modérés du centre politique (Démocratie Chrétienne par exemple) ont subi une importante défaite électorale. Dans le cas de la droite, ils espéraient obtenir un tiers des voix pour pouvoir bloquer les propositions faites par 2/3 des élus. Il ne faut pas oublier qu’il y aura une règle indiquant que les articles de la nouvelle Constitution doivent être approuvés par 2/3 des 155 élus pour rédiger la nouvelle constitution chilienne.
Les partis au pouvoir sont discrédités. Pour autant, peut-on parler d’une force unie avec la multiplicité des candidats indépendants et d’un réel raz de marée au regard de la faible participation ? Cela ne va-t-il pas être compliqué de s’entendre pour rédiger la nouvelle constitution ?
En effet, même s’il est évident qu’une grande partie des électeurs présentent des positions plus progressistes, ils ne représentent pas nécessairement des partis politiques. Des accords peuvent être fait sur certaines questions pour lesquelles il existe un consensus majoritaire, comme un rôle plus important qui devrait jouer l’État, la protection de l’environnement, l’inclusion de plus de garanties dans la constitution pour la protection des droits sociaux et la reconnaissance des peuples indigènes. Cependant, les accords seront plus difficiles en ce qui concerne l’organisation du pouvoir dans la Constitution et cela inclut le système de gouvernement, le niveau de décentralisation territoriale de l’État, la façon dont le rôle de la Cour constitutionnelle sera défini ou redéfini. Mais en plus, cette diversité sociale et politique s’accompagne d’un fort sentiment « anti-parti » qui pourrait les affaiblir encore plus dans la nouvelle configuration constitutionnelle.
Finalement qu’est-ce que cela présage pour l’avenir politique chilien ?
Il est difficile de prévoir le futur du Chili car il est dans une phase de transition structurelle. Mais comme cela s’est produit dans tant d’autres pays, la redéfinition de la Constitution ouvrira une nouvelle ère politique, avec sûrement une plus grande incidence d’une société civile active et des formes de participation plus directes et démocratiques.
*Coordinateur de plataformacontexto.cl