Si ce secteur a mieux encaissé durant l’année 2020 les retombées économiques de la propagation du virus comparativement aux services marchands et à des domaines comme le bâtiment et les travaux publics, le diagnostic d’une dépendance de la France à certains produits faisant l’objet d’importations s’est imposé et a occasionné une réelle stupéfaction dans la population, mais aussi chez les agriculteurs eux-mêmes, et jusque dans la sphère politique. Comment une puissance agricole de l’envergure de la France peut-elle dépendre autant de l’extérieur pour répondre aux besoins alimentaires d’une population, qui, en la circonstance, a exprimé des besoins de proximité et de qualité ?
La dépendance de la France à l’offre mondiale de produits agricoles a été multipliée par près de deux en quinze ans, passant de 12 à 21 % (données consolidées à l’échelle mondiale, issues de la base World-Input-Output Database ou WIOD) ne permettant pas d’aller au-delà de cette année 2014. Mieux encore, entre 2000 et 2018, le taux d’accroissement des importations de produits agricoles et alimentaires s’est fixé à +97 %. Soit un quasi-doublement. Oléagineux, et plus spécifiquement les tourteaux de soja destinés à l’alimentation du bétail et importés principalement du Brésil et des Etats-Unis, fruits et dans une moindre mesure les légumes, viande transformée (le cas de la volaille est emblématique de l’incompréhension exprimée par les consommateurs), produits de la conserverie…Cela signifie que les productions françaises perdent du terrain sur leur propre territoire, que leurs concurrents sont plus compétitifs sur le marché intérieur national.
C’est pourquoi l’ambition de rétablir la souveraineté alimentaire a pris depuis plus d’un an une ampleur rarement vue depuis les années 1980, époque où, souvenons-nous en, il s’agissait de produire et de consommer français. Une telle ambition n’est pas dissociable en réalité du décrochage de la compétitivité de l’agriculture nationale sur les marchés internationaux. Depuis plus d’une décennie, le déclassement de la France est tangible, mesurable et identifiable. De second exportateur mondial derrière les Etats-Unis jusqu’au milieu des années 1990, la France est passée au sixième rang, supplantée par les Pays-Bas, l’Allemagne, le Brésil, plus récemment par la Chine, et est désormais talonnée par l’Espagne et la Pologne. L’indicateur de part dans les exportations mondiales ne laisse place à aucune espèce de doute. De 8 % en 1991, elle est passée à 4,2 % en 2019, illustrant au passage, dans la mondialisation des échanges de produits agricoles et alimentaires, l’âpreté de la concurrence entre les nations. De ce point de vue, la souveraineté alimentaire est étroitement imbriquée dans les performances commerciales de la France. Il est toutefois suggéré de nuancer le diagnostic. Car, à trop forcer le trait, le risque est grand de pencher du côté d’un certain pessimisme qui porterait préjudice à la recherche de leviers de redressement et donc, à terme, au renouveau de l’agriculture française.
Nuancer, c’est d’abord rappeler, avec une certaine force de conviction, que l’excédent commercial agroalimentaire demeure, et qu’il s’est même redressé durant trois années successives, avant que la pandémie ne surgisse et conduise à une contraction de cet excédent de quelque 1,4 milliard d’euros, en particulier pour ce secteur phare que sont les vins et boissons alcoolisées (secteur qui a perdu près de 2 milliards sur son excédent, 11,3 milliards en 2020 contre 13,2 l’année précédente). Comparativement à l’Allemagne, qui a certes devancé la France en matière d’exportations agroalimentaires, mais qui dégage annuellement un déficit commercial agroalimentaire conséquent sur le long terme (en moyenne de – 12 à – 14 milliards d’euros), du fait de ses importations massives, la France semble tenir bon.
C’est ensuite indiquer que l’érosion des performances à l’exportation se situe essentiellement sur le marché de l’Union européenne. Depuis la crise de 2008, la ventilation géographique des soldes a en effet connu une mutation structurelle. La France enregistre désormais un déficit sur ses échanges intra-communautaires, son excédent s’expliquant par la puissance de ses parts de marché sur les pays tiers. 97 % de notre excédent proviennent des flux commerciaux avec les pays tiers. Il faut y voir une stratégie conquérante sur les pays tiers (Asie, Afrique du Nord et Moyen-Orient notamment) qui s’appuie sur une compétitivité-hors prix. Celle-ci apparaît alors contre-productive sur le marché intra-communautaire, expliquant que des concurrents comme l’Allemagne, l’Espagne ou la Pologne aient évincé la France du fait de leurs coûts de production plus faibles.
Ce panorama, sans doute trop synthétique, étant dressé, demeure la question de la perméabilité du marché intérieur à des produits qui, aux yeux des dirigeants politiques, des responsables professionnels et des consommateurs, posent plusieurs types de problèmes. Celui de la qualité, en lien avec les modes de fabrication qui ne sont pas toujours loin s’en faut, en phase avec les critères et autres réglementations fixés par l’UE (environnement, bien-être animal, usages plus intensifs d’intrants dans les produits de grandes cultures ou dans ceux issus de l’élevage…). Celui de l’entrave au dynamisme des territoires que constituent les importations. C’est pourquoi l’ambition de relocaliser certaines productions a été mise à l’ordre du jour durant la crise sanitaire. Enfin, plus globalement, dépendre de l’extérieur pour son approvisionnement agricole et alimentaire est porteur de menaces (embargos par exemple) pour le fonctionnement économique d’un pays.
Recouvrer une souveraineté dans le registre de l’agriculture et de l’alimentation dans le contexte actuel n’est donc guère surprenant. Outre qu’elle ait du sens au regard de certains ratés de la mondialisation, elle offre l’opportunité à la nation et aux acteurs qui se sont impliqués dans cette stratégie de reconquête, de décider par eux-mêmes et pour eux-mêmes quelles sont les mutations que l’agriculture doit accomplir. L’une d’entre elles concerne la mise en place de conditions favorables à une plus grande autonomie en protéines végétales, qui fait, depuis le début des années 1960, cruellement défaut à la France et à ses éleveurs. Le message a été clairement envoyé par les pouvoirs publics et les agriculteurs, ne serait-ce que par le truchement des Chambres d’agriculture. En d’autres termes, la période actuelle se distingue par une volonté de récupérer une autonomie de décision, de ne pas ou plus dépendre d’une instance supérieure pour préserver une production sur un territoire donné et avec des agriculteurs soutenus et encouragés.
Le dessein est louable, mais apparaît conditionné par deux paramètres fondamentaux. Le premier est que l’ensemble des Etats membres de l’UE partagent ce même dessein, et, dans la foulée, soient en mesure de convaincre la Commission européenne d’adhérer à ce projet. Le second paramètre a trait à la logique même sur laquelle repose le libre-échange. Globalement, la souveraineté alimentaire requiert de réexaminer en profondeur les modalités de l’échange international de marchandises, et donc de produits agricoles et alimentaires. Car être en mesure de nourrir une population, c’est accéder à une forme de sécurité et de stabilité.
En tant que première puissance agricole de l’UE, la France détient de nombreux atouts (diversité, savoir-faire, hommes et femmes…). S’il est de bon ton de mettre en exergue son déclin, le temps présent devrait a contrario pousser à en faire un impératif stratégique. ■
*Chef du Service études, références et prospective aux Chambres d’agriculture à Paris, chercheur associé au Laboratoire REGARDS de l’Université de Reims Champagne Ardenne, membre de l’Académie d’agriculture de France