Que retenez-vous de votre périple de plus d’un an à arpenter la France rurale ? Qu’avez-vous trouvé chez les personnes rencontrées ?
Ce que je retiens avant tout, c’est l’immense combativité qui agite ces territoires. Dans les médias, comme dans les débats politiques, lorsque l’on parle de la ruralité, le ton est bien souvent terne, misérabiliste. On constate une compassion parfois déplacée. Comme si les campagnes n’étaient plus qu’un musée des temps passés et ses habitants des êtres passifs qui n’attendaient plus que la mort. Or, lorsque l’on traverse cette France, apparaît instantanément une volonté de s’en sortir, d’imaginer les solutions qui feront que l’avenir sera moins sombre, et le tout dans une solidarité souvent totale. Parce que l’on partage une terre, une façon de vivre, des histoires personnelles et collectives... Il s’agit de sauver cela, ces valeurs propres aux villages ruraux, qui résistent tant bien que mal aux valeurs du monde moderne, qui sont aussi celles de la ville. L’individualisme, la perte de sens, la consommation à outrance irréfléchie...
Qu’est-ce qui fait que les campagnes souffrent selon vous ?
La première chose à pointer du doigt est la volonté d’économies portées par les différentes réformes de l’action publique. Comme, par exemple, la Révision générale de politiques publiques (RGPP) en 2007 comme la Modernisation de l’action publique (MAP) en 2012 qui ont assommé les territoires ruraux en raréfiant les services publics simplement pour faire « baisser les dépenses publiques ». Les maires n’ont pu que subir et s’adapter. Jusqu’à un énième coup dur représenté par la loi NOTRe (Nouvelle Organisation Territoriale de la République) en 2015 transférant une partie des compétences des communes aux communautés de communes. En asséchant ces territoires et en privant les communes de moyens et ses acteurs de capacité d’action, on ne peut que les condamner à souffrir...
Vous estimez que les Gilets jaunes ont été un révélateur d’une certaine France laissée de côté. Les Gilets jaunes ont quasiment disparu. Croyez-vous que le mouvement puisse ressurgir et porter de nouveaux fruits ?
Les Gilets jaunes ont disparu ou presque mais pas leur esprit. Sur les ronds-points, à l’époque, comme dans les grandes avenues, nous avons pu sentir à travers ce mouvement une sorte de sursaut d’orgueil, une envie de retrouver un minimum de dignité. Les premières revendications portaient d’ailleurs essentiellement sur la quête d’un pouvoir d’achat perdu avant de se déporter vers des exigences démocratiques. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agissait de reprendre la main sur son existence. Si le mouvement s’est éteint, ce n’est pas parce que ces questions ont été résolues, loin de là. Le "Grand débat" a simplement endormi la bête qui ne s’est plus jamais réveillée. Mais les colères et les ressentiments sont toujours là. Et des mesures antisociales sont en préparation, je pense notamment à la réforme des retraites qui pourrait réapparaître dans les prochains mois. Il suffit d’une étincelle pour que ce mouvement, certainement sous une autre apparence, une autre étiquette, reprenne vie.
Au fil de vos pages, vous recensez de nombreuses initiatives dans ces campagnes, pourtant porter un projet n’est pas une sinécure dites-vous.
Dans les campagnes, les projets lancés sont extrêmement nombreux. Et tous ont pour objectif de ranimer leur terre. Lancement de commerces ambulants pour relier les villages, reprise d’écoles par des parents, création d’une offre associative multi-service pour pallier la fermeture des commerces… La liste des initiatives individuelles est longue. Simplement, il faut bien souvent batailler pour réunir les fonds, les énergies, les forces nécessaires, créer les conditions d’une coopération entre habitants d’un même village. Cela impose de se parler, de faire certains compromis, d’aller au-delà des différences qui peuvent séparer certains ruraux à d’autres ruraux ou aux néo-ruraux. La ruralité est une bataille collective, elle demande donc davantage de compromis et de dialogue. Pour autant, ces initiatives individuelles ne peuvent rien seules. Souvent, derrière elles, il faut le soutien de la collectivité, de la municipalité, pour donner certains coups de pouce. En accordant par exemple des locaux, en se portant acquéreur de terres agricoles, par exemple.
Le développement du télétravail peut-il être une chance pour la ruralité ?
Le télétravail a au moins le mérite de permettre à un certain nombre de citadins qui ne veulent pas perdre leur emploi - ou se reconvertir - de gagner la campagne. Un espace où il fait davantage bon vivre. Simplement, ce n’est pas simplement en enregistrant de nouveaux habitants que les villages retrouveront de la vie dans leurs rues. Ils ont besoin de forces vives, de personnes capables de prendre part à la marche collective en s’engageant dans la vie politique, économique et culturelle des lieux. Ils n’ont pas besoin simplement d’éléments passifs qui viennent se servir, profiter des avantages de la campagne, travailler depuis leur salon, et vivre en vase clos.
La campagne est à la mode. Mais justement n’est-ce pas seulement une mode ? Et une utopie pour nombre de rêveurs ?
Elle n’est pas seulement une mode. Elle est avant tout une issue à la vie proposée par le modèle des villes. Gagner les villages, c’est aussi épouser des territoires qui travaillent à un contre-modèle. C’est ce que j’ai pu voir tout au long de mon enquête. Il y a ces communes qui mettent toutes les conditions en place pour jouir d’une autonomie alimentaire et énergétique. D’autres placent l’écologie en priorité, par exemple en travaillant sur la construction d’éco-quartiers ou de centrales solaires, créent des emplois verts. D’autres communes mettent en place un nombre impressionnant d’initiatives pour rassembler et souder leurs habitants autour d’objectifs collectifs dans le but de créer un projet commun. C’est tout le contraire de la ville, qui est polluante, déshumanisée, individualiste, désincarnée et déracinée.
L’idée d’une transhumance à l’envers ne risque-t-elle pas aussi de créer des problèmes comme l’apparition d’un « vivre-ensemble séparé » selon les mots du géographe Christophe Guilly ? Comment tout cela est-il réellement perçu dans les territoires ? Les citadins ont-ils leur place dans cette France rurale ?
Sur la route, on m’a répété plusieurs fois le même refrain : "Chez nous, on ne se sert pas, on sert !". On sert la communauté que l’on rejoint, cette famille de substitution, ou en tout cas ce groupe d’intérêts communs. S’ils acceptent de "servir", les citadins ont leur place. Simplement, le problème, c’est que les citadins qui décident de rejoindre les campagnes ne le font pas toujours avec les meilleures intentions. Ils ne viennent pas pour rejoindre une aventure collective, ils viennent pour accéder à la propriété à moindre coût, jouir d’un cadre de vie particulier… Ce sont des conquérants et, à terme, ils deviennent des handicaps pour ces territoires. Comme vous le dites, ce type d’attitude crée une sorte de "vivre-ensemble séparé", une sorte de séparatisme. Une nouvelle bourgeoisie s’installe, le plus souvent issue de l’économie-monde, et conserve son attitude individualiste propre à cette classe et à la ville. Pour les historiques qui assistent à ces arrivées sur leurs terres (territoire majoritairement populaire), ce séparatisme est particulièrement violent. Inévitablement, des tensions se créent et freinent toute avancée collective. Alors que la ruralité a justement besoin d’initiatives collectives pour améliorer ses conditions de vie.
Je repose finalement ma première question. Après votre périple que retenez-vous ? Y’a-t-il un avenir pour les campagnes et lequel ?
Il y a un avenir pour les campagnes parce que, selon moi, elles représentent la modernité rêvée. Une modernité saine, écologique, solidaire, de proximité, vertueuse… Mais cela ne peut se faire sans le soutien de l’Etat, sans un plan pensé pour le long terme, pour valoriser ses atouts et les convertir en carburant pour le pays tout entier. Pour le moment, aucun signal ne va dans ce sens. Et ce n’est pas le "tour de France" initié par le président qui va me faire changer d’avis. Encore une fois, la ruralité est désignée par le président comme un doux folklore, un symbole d’une France à travers les temps… Rien de plus. Mais jamais elle n’est traitée comme une terre des possibles. Le sort de la ruralité devrait pourtant être un sujet d’union nationale. Elle devrait être placée comme le socle de notre transformation future. ■
Propos recueillis par Antoine de Font-Réaulx