Une telle affirmation est contre-intuitive tant nous avons été convaincus, ces dernières années, de l’immatérialité de nos vies numériques. Car les technologies numériques provoquent un malentendu : à écouter leurs hérauts, l’univers digital ne serait en effet guère plus concret qu’un « nuage », le fameux cloud dans lequel nous stockons nos documents et photos.
Supposément libéré de toute contrainte physique, le capitalisme numérique peut dès lors s’épanouir à l’infini. L’industrie digitale peut même vanter - à coups de rapports dont elle finance la publication - son tribut positif à la préservation de la planète compte tenu des fabuleux leviers d’optimisation de nos méthodes agricoles, industrielles, « servicielles » qu’elle permet. Autrement dit, nous ne « sauverons » pas la planète sans un recours massif aux technologies numériques. Pourtant les questions, cruciales, demeurent : quel est l’impact spatial de cet outil ? Ces nouveaux réseaux de communication sont-ils compatibles avec la « transition écologique » ?
Pendant deux ans, nous avons suivi, sur quatre continents, la route de nos e-mails, de nos Like et de nos photos de vacances. Pour cela, il nous a fallu sillonner les steppes de la Chine septentrionale à la recherche d’un métal qui fait fonctionner nos smartphones, arpenter les vastes plaines du cercle arctique où refroidissent nos comptes Facebook et enquêter sur la consommation d’eau de l’un des plus grands centres de données de la planète, celui de la National Security Agency (NSA), bâti dans l’un des États les plus arides des États-Unis. Nous avons voulu comprendre pourquoi la minuscule Estonie, au bord de la mer Baltique, est devenue la nation la plus digitalisée de la planète, enquêté sur le monde discret de la finance algorithmique dépendante du charbon et traqué le raccordement d’un câble transocéanique sur la façade atlantique de l’Hexagone.
En clair, nous avons fait l’expérience sensorielle de l’univers numérique, prenant par là même la mesure de sa démesure. Car pour envoyer un simple Like, nous avons structuré un royaume de béton, de fibre et d’acier, hyperdisponible, sommé d’obtempérer à la microseconde près. Un « inframonde », constitué de datacenters, de barrages hydroélectriques, de centrales à charbon et de mines de métaux stratégiques, tous unis dans une triple quête : celle de puissance, de vitesse et de froid.
Il s’agit également d’un royaume amphibie sillonné par des navires câbliers et des supertankers, peuplé d’hommes d’affaires et de marins, de mineurs et d’informaticiens, de maçons et d’électriciens, de balayeurs et de convoyeurs de camions citernes. Des hommes et des femmes propulsés au-devant de prodigieux défis écologiques, économiques et géostratégiques. Des machinistes de l’exode numérique bravant les lois de la physique pour que des milliards d’internautes aient l’illusion d’en être affranchis.
Une dizaine de pays visités plus tard, voici la réalité : la pollution digitale est colossale, et même celle qui croît le plus rapidement. « Lorsque j’ai découvert les chiffres de cette pollution, je me suis dit : “Comment est-ce possible ?” », se rappelle Françoise Berthoud, ingénieure de recherche en informatique. Cette pollution est d’abord due aux milliards d’interfaces (tablettes, ordinateurs, smartphones) constituant notre porte d’entrée sur Internet. Elle provient également des données que nous produisons à chaque instant : transportées, stockées, traitées dans de vastes infrastructures consommatrices de ressources et d’énergie, elles permettront de créer de nouveaux contenus digitaux pour lesquels il faudra… toujours plus d’interfaces ! Aussi ces deux familles de pollution se complètent-elles et s’alimentent-elles l’une l’autre.
Les chiffres sont édifiants : l’industrie numérique mondiale consomme tant d’eau, de matériaux et d’énergie que son empreinte est le triple de celle d’un pays comme la France ou l’Angleterre. Les technologies digitales mobilisent aujourd’hui 10 % de l’électricité produite dans le monde et rejetteraient près de 4 % des émissions globales de CO2, soit davantage que le secteur civil aérien mondial. Nous en sommes même convaincu : la pollution digitale met la transition écologique en péril et sera l’un des grands défis des trente prochaines années.
Une course est désormais engagée : d’un côté, les entreprises du numérique déploient leur formidable puissance financière et d’innovation pour optimiser et « verdir » Internet, les smartphones et même les pelouses bordant leur siège social. L’enjeu d’un numérique « écologique » se trouve aujourd’hui au cœur des préoccupations de l’industrie, car c’est à cette condition que nous pourrons continuer à cliquer et « liker » à l’envi.
De l’autre, un nombre croissant de militants, d’entrepreneurs et de personnalités politiques pense qu’un autre numérique, plus respectueux de l’environnement est possible. A l’image des concepteurs du Fairphone, une entreprise néerlandaise qui a conçu, en 2013, le téléphone le plus écologique du monde, fabriqué à partir de métaux produits de manière éthique et réparable, de sorte qu’il puisse être conservé pour une durée de huit ans. A la suite de Fairphone, des sociétés telles que iFixit, une entreprise californienne qui propose des services d’aide à la réparation des objets électroniques, se sont formées. D’autres, à l’instar des sociétés françaises Backmarket et Recommerce Solutions, achètent et revendent des Smartphones reconditionnés.
L’une des clés de cette lutte consiste à lutter contre les stratégies d’« obsolescence programmée » des fabricants d’équipements, c’est-à-dire des pratiques marketing consistant à accélérer l’usure d’un produit. Cette obsolescence peut être « matérielle » : ainsi en est-il d’un composant d’un smartphone – le plus souvent sa batterie – qui cesse de fonctionner et ne peut être changé car il est collé au reste de l’appareil. Il peut également s’agir d’une obsolescence « culturelle », lorsqu’une nouvelle technologie rend la précédente moins désirable et finalement inutile. L’obsolescence peut enfin être « logicielle », lorsqu’un produit électronique cesse de fonctionner car il est rendu incompatible avec un programme informatique plus récent. En 2020, Sonos a par exemple annoncé que ses enceintes connectées vendues entre 2011 et 2015 ne fonctionneraient plus correctement car leur logiciel ne serait plus actualisé 1. « On transforme une enceinte qui marche bien en déchet. Je trouve cela scandaleux ! », tonne à ce propos une militante de l’association HOP, Halte à l’obsolescence programmée.
Le législateur français se préoccupe précisément de ces enjeux. En 2020, le sénateur Patrick Chaize a déposé une proposition de loi visant à renforcer la régulation environnementale du numérique. La sensibilisation, dès l’école, à la pollution générée par les équipements électroniques, l’inscription de l’impact environnemental du numérique dans le bilan Responsabilité sociétale des entreprises ou encore la souscription par les centres de données à des engagements pluriannuels contraignants de réduction de leurs impacts environnementaux font partie des dispositions les plus emblématiques visant à améliorer le bilan écologique du numérique.
Malgré certains reculs par rapport au texte originel, « cette initiative, soulignent ses auteurs, permet à la France de s’affirmer comme un précurseur de la transition environnementale du numérique sur la scène européenne ». Le texte a été promulgué le 15 novembre 2021. Une étape importante alors que le numérique s’affirme déjà comme l’un des défis environnementaux majeurs du 21ème siècle. ■