Cette nouvelle escalade des prix agricoles doit nous alarmer. L’aggravation du conflit militaire est une menace pour la sécurité alimentaire dans le monde.
Des marchés agricoles très tendus avant le déclenchement de la guerre
La FAO publie chaque mois un indice du prix des denrées assurant l’alimentation de base. Exprimé en pouvoir d’achat relativement aux biens industriels, cet indice a rejoint en février 2022 son maximum historique atteint lors de la crise de 1973 (graphique).
Cette tension sur les prix s’est répercutée de façon différente sur les stocks mondiaux. La production mondiale de maïs et d’oléagineux n’a pas pu suivre la demande et les stocks de fin de campagne seront en baisse. Pour le blé, ces stocks n’ont pas baissé. Avant le déclanchement du conflit, la FAO anticipait des stocks stables à la fin de la campagne 2021/2022 (juillet à juin), couvrant de l’ordre de 4,5 mois de consommation.
Un triple choc sur le marché des céréales et des oléagineux
L’entrée en conflit a bloqué la totalité des livraisons de grains ukrainiens et la quasi-totalité de celles de la Russie du fait de l’immobilisation des ports de la mer Noire. Cette rupture d’approvisionnement affecte l’équilibre du marché mondial de trois produits : le blé, le maïs et le tournesol.
Le blé est la céréale la plus échangée dans le monde. Russie et Ukraine fournissent un peu moins de 15 % de la production mondiale et environ 30 % des exportations. Avant le démarrage de la guerre, l’Ukraine disposait dans ses silos de l’ordre de 6Mt de blé pour l’exportation et la Russie d’environ 8Mt. Ces flux sont majoritairement destinés à l’Afrique du Nord et au Proche Orient. Il faut leur trouver des substituts, ce qui ne pose pas de problème de disponibilité à court terme, compte-tenu des stocks mondiaux, mais exerce une pression sur les prix inconnue en temps de paix.
En cas d’enlisement du conflit, la situation deviendra vite intenable. Si les prochaines moissons ukrainiennes étaient compromises, les stocks mondiaux à la fin de la campagne ne permettraient pas longtemps de combler de telles ruptures d’approvisionnement.
Les impacts sur le marché du maïs dépendent pour l’essentiel de l’Ukraine qui fournit chaque année de l’ordre de 15 % du marché mondial, alors que la Russie est un exportateur secondaire. La situation de ce marché est plus tendue que celle du blé. Si la guerre empêche les semis de printemps, le marché mondial du maïs ne pourra pas pallier à l’absence de livraisons de l’Ukraine durant la prochaine campagne.
L’Ukraine est enfin le premier exportateur mondial de tournesol devant la Russie. Le tournesol arrive loin derrière le soja et le palme sur le marché mondial des oléagineux, mais joue un rôle significatif en Europe. Comme pour l’ensemble des oléagineux, le marché est déjà très tendu et les incertitudes sur les semis de printemps en Ukraine sont les mêmes que pour le maïs.
Le renchérissement des coûts de production agricoles
Au-delà de ses effets sur l’équilibre offre-demande de grains dans le monde, le conflit ukrainien a déclenché une spirale de hausses des coûts de production agricoles accentuée par la position de la Russie sur les marché des engrais et de l’énergie.
Le prix des engrais est directement corrélé à celui du gaz et dans une moindre mesure à celui du pétrole. Cette corrélation est pratiquement instantanée entre les engrais azotés et le gaz naturel qui représente plus de la moitié de leur coût de fabrication. Par son impact sur le prix de l’énergie le conflit pèse sur les coûts de production agricole.
Un facteur aggravant pourrait être la rupture des expéditions depuis la Russie ou son allié biélorusse. La Russie est le premier exportateur mondial d’engrais, avec une position forte sur les engrais azotés ou sur les composants permettant de les fabriquer (ammoniac et nitrate d’ammonium). Avec son allié biélorusse, elle occupe également une position dominante sur le marché des engrais à base de potasse.
Au total, la guerre en Ukraine alimente une dangereuse spirale de hausse des prix et des coûts agricoles. Les producteurs de grains, à l’instar des céréaliers français, subissent ce renchérissement qui absorbe une partie des suppléments de recettes engrangés grâce à la hausse de leurs prix de vente. Les éleveurs subissent de leur côté une triple hausse de charges : renchérissement des grains et tourteaux utilisés pour nourrir le bétail, engrais, carburants. Faute d’une répercussion intégrale de ces hausses sur les prix de la viande, du lait et des œufs, ils risquent de subir une forte érosion de leurs marges.
Les impacts macroéconomiques
Le premier impact va être l’accélération de l’inflation, via les prix de l’énergie et de l’alimentation, suivant un schéma qui rappelle la stagflation des années 70 après le premier choc pétrolier.
L’escalade des prix des grains met plus de temps à se répercuter au détail que celle des prix de l’énergie car les produits alimentaires comportent une grande part de produits transformés. Dans une baguette de 250 gr affichant un peu moins de 1 e chez le boulanger, le blé utilisé ne pèse pas plus de 10 centimes.
Une fois dans les tuyaux, la spirale de la hausse des prix alimentaires affecte en revanche plus lourdement le budget des ménages que celle de l’énergie. Dans les pays en développement, l’alimentation est, de loin, le premier poste de dépense des familles. En France, l’alimentation (hors boissons alcoolisées et restauration en dehors du foyer) compte pour quelques 11 % des dépenses des ménages, soit deux fois les achats d’énergie.
Un autre impact important va être le choc sur les balances des paiements.
L’accélération de la hausse des prix des produits agricoles de base va permettre aux grands pays exportateurs, principalement situés dans les pays développés et les pays émergents d’Amérique Latine, d’engranger des recettes d’exportations supplémentaires. Cela leur donnera des moyens financiers pour amortir le choc pour leur population.
A l’inverse, les pays importateurs, principalement situés dans le groupe des pays émergents asiatiques et celui des pays moins avancés, vont devoir trouver plus de devises pour financer leurs importations alimentaires. Pour nombre de ces pays, cela va engendrer des risques de fragilisation financière, de dépréciation monétaire et de montée de l’insécurité alimentaire.
Comment faire face au risque de crise alimentaire ?
Par son incidence sur les prix, le conflit fragilise très rapidement la situation nutritionnelle des populations vulnérables habitant majoritairement dans les pays moins avancés.
Pour éviter une brutale recrudescence de la faim dans le monde, il faut à très court terme veiller au bon fonctionnement des marchés en s’assurant que l’envolée des prix agricoles ne conduise pas à des comportement stratégiques des exportateurs susceptible d’amplifier la vague de renchérissement des denrées de base.
Simultanément, il convient de renforcer l’assistance financière aux pays les plus vulnérables pour qu’ils puissent continuer de s’approvisionner en produits alimentaires de base sans dommages majeurs pour l’équilibre de leurs paiements extérieurs et leur taux de change.
Enfin, il faut se préparer à accroître les aides d’urgence si les deux premiers leviers n’atteignent pas leurs objectifs. D’après la FAO, l’aide alimentaire aux pays les plus vulnérables a concerné 2 Mt de céréales en 2020/21, pour des importations commerciales de 54 Mt. Ces 2Mt risquent d’être bien insuffisants dans le nouveau contexte international.
A plus long terme, ce drame doit nous interroger sur le fonctionnement du système alimentaire mondial. La spécialisation croissante de modèles agricoles exportateurs engendre des coûts environnementaux croissants. Elle accroît la dépendance des pays importateurs qui, bien souvent, négligent le développement de l’agriculture vivrière et les modèles plus résilients basés sur l’agroécologie. ■
Cet article est une version raccourci de celui paru dans The Conversation le 7 mars 2022. Retrouver l’original : https://theconversation.com/penuries-agricoles-inflation-insecurite-alimentaire-les-repercussions-de-la-guerre-en-ukraine-178628