Une enquête réalisée mi-2020 par l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore) (1) et le régime général de l’assurance maladie en partenariat avec le laboratoire HP2 (Université Grenoble-Alpes – Inserm) et la société VizGet, indiquait en effet que 60 % des 4 000 personnes interrogées ayant eu besoin de soins ou devant réaliser des actes médicaux pendant le premier confinement, avaient renoncé à se faire prendre en charge. Les explications apportées à ces renoncements - impossibilité de contacter les professionnels ou les structures, peur de la contamination par le coronavirus, volonté de ne pas surcharger le système de santé… - étaient pour partie différentes de celles habituellement données par les personnes. Le profil des personnes touchées était en revanche assez proche de celui des « renonçants » hors période de crise : le phénomène avait ainsi plus fortement touché les personnes en situation de précarité multidimensionnelle (difficultés financières, peu de soutien possible dans l’entourage, impossibilité de partir en vacances et/ou d’avoir des loisirs…) et déclarant ne pas être en bonne santé et/ou avoir une pathologie chronique. Durant cette période, les renoncements portaient plus fréquemment sur des consultations généralistes. Les autres types de soins - dentaires, spécialisés, paramédicaux… - et les actes de prévention n’avaient cependant pas été épargnés (2).
Si les situations de renoncement se sont multipliées durant la période de crise, le phénomène était déjà prégnant en amont de celle-ci (3). Dans l’enquête du Baromètre du renoncement aux soins (BRS) passée entre 2014 et le début de l’année 2020 auprès d’un peu plus de 160 000 personnes en France (4), 25 % des personnes interrogées déclarent avoir renoncé à au moins un soin dont elles ont eu besoin, au cours des douze derniers mois. Le phénomène est plus marqué dans certains territoires, pas uniquement ruraux d’ailleurs, et pour certaines populations - familles monoparentales, personnes sans activité professionnelle ou se trouvant dans des formes d’emploi précaires, personnes en situation d’isolement social. L’enquête montre en outre la dimension familiale du phénomène, les enfants dont les parents renoncent à des actes médicaux pour eux-mêmes ayant une probabilité plus forte que les autres de ne pas bénéficier de l’ensemble des soins dont ils ont besoin (5).
Les renoncements évoqués dans le BRS concernent en premier lieu les soins dentaires, les achats de matériel optique et les consultations spécialisées, en particulier en ophtalmologie et gynécologie. Mais la plupart des spécialités apparaissent touchées, tout comme les examens médicaux d’imagerie. Une personne sur dix déclare en outre renoncer depuis plusieurs mois, à des consultations avec un généraliste, en lien notamment avec le fait de ne plus avoir de médecin traitant et de ne pas réussir à en retrouver un.
La question posée par l’ensemble de ces situations est non seulement celle de l’accès aux soins de premier recours mais aussi celle de la poursuite des parcours de soins, une part importante des renoncements déclarés portant sur des consultations spécialisées, du matériel ou des examens médicaux, prescrits par des professionnels de santé.
Parmi les situations captées par le Baromètre du renoncement aux soins, la très grande majorité ne renvoient pas à des renoncements « choisis » mais bien à ce que Caroline Desprès nomme des renoncements « barrières » (6). Les raisons financières sont les premières citées par les personnes (7) : impossibilité d’assumer les dépassements d’honoraires ou la diversité des restes à charge en cas d’absence de complémentaire santé, difficultés à faire les avances de frais alors que les restes pour vivre des personnes sont faibles, manque d’information et d’explication sur le coût des soins, craintes de ne pas réussir à payer … L’absence d’offres de soins spécialisées sur certains territoires, leur répartition très hétérogène dans d’autres, joue bien sûr également un rôle. Outre les problématiques de mobilité induites pour rejoindre des offres parfois très éloignées, c’est aussi le découragement qui s’installe à force d’essuyer des refus pour intégrer la patientèle d’un médecin et/ou d’être confrontés à des délais d’attente toujours plus importants pour avoir un rendez-vous. En l’occurrence, certaines populations sont davantage confrontées aux refus de soins et/ou aux délais d’attente, en lien avec leur catégorie socioprofessionnelle, leur genre, d’autres de leurs caractéristiques sociodémographiques voire physiques, et/ou la nature de leur complémentaire santé. Cela peut d’ailleurs amener des bénéficiaires potentiels de la Complémentaire santé solidaire (CSS) à ne pas recourir à leurs droits ou à ne pas les renouveler.
Selon le niveau de ressources financières des personnes, les ressources sanitaires présentes et disponibles autour d’elles, leur littératie en santé (8), leur capacité à s’orienter dans le système de santé, la présence ou non d’un entourage pouvant les aiguiller, l’implication ou pas des professionnels rencontrés dans l’orientation directe vers des collègues, l’accès et le maintien dans les soins se concrétisent désormais très différemment.
On le comprend, le fait de renoncer à des actes médicaux ne s’explique pas par un facteur unilatéral. Au cours des dernières décennies, des mesures ont été prises par les pouvoirs publics pour tenter d’intervenir sur les facteurs les mieux documentés (9). Certaines ont eu des effets paradoxaux sur lesquels il a été nécessaire d’agir par la suite – la mise en place de dispositifs assistanciels en matière de complémentaire santé a par exemple amélioré l’accès financier aux soins mais a induit des discriminations10. Des mesures plus récentes peinent à montrer pleinement leurs effets - c’est le cas par exemple de la réforme du reste à charge zéro, tout particulièrement dans le domaine des soins dentaires.
En outre, alors que certains acteurs agissent de longue date pour limiter le renoncement aux soins, d’autres ont pris conscience plus récemment du phénomène. Les actions prennent aujourd’hui différentes formes : déploiement d’équipes mobiles et/ou recrutement de médiateurs en santé par des collectivités et/ou des associations, mise en place des Missions accompagnement santé par le régime général de l’assurance maladie, création du dispositif Déclic au sein du régime agricole, développement d’offres de santé collective, pluriprofessionnelle et/ou intersectorielle par des professionnels de santé et/ou des acteurs mutualistes … Chacun tente d’apporter son concours pour agir sur les facteurs qui empêchent la rencontre entre besoins et offres de soins, sans toujours disposer des moyens suffisants pour pérenniser les actions.
De manière générale, il est indispensable de poursuivre la réflexion sur des sujets qui pourraient contribuer à limiter les situations de renoncement : évolution des modes de rémunération des offreurs de soins, partage de tâches entre médecins et autres professionnels de santé, développement de postes d’assistants médicaux, renforcement des modalités de régulation des besoins et d’orientation des personnes au démarrage et tout au long de leur « parcours » de soins... Le renoncement est l’un des symptômes d’un système de santé construit principalement à partir de considérations relatives à l’offre de soins. Bien que les modalités de participation des usagers se soient renforcées au cours des dernières décennies, trouver les moyens de tenir encore plus compte des difficultés, besoins et idées des personnes utilisant le système de santé ou susceptibles de le faire, continuer à interroger, partant de là, l’organisation du système de santé et les pratiques professionnelles, pourrait contribuer à limiter plus fortement les inégalités d’accès et de maintien dans soins et leurs conséquences sanitaires, sociales et politiques. ■
1. Dispositif de recherche du Laboratoire de Sciences sociales PACTE (UMR CNRS 5194), Université Grenoble-Alpes https://odenore.msh-alpes.fr/
2. Revil H., Blanchoz J-M., Bailly S., et C. Olm, « Renoncer à se soigner en période de confinement », Rapport de l’Odenore, décembre 2020, 24p. https://odenore.msh-alpes.fr/sites/odenore/files/Mediatheque/Documents_pdf/rapport_renoncer_a_se_soigner_pendant_le_confinement.pdf
3. Depuis les années 1990, plusieurs enquêtes - l’Enquête santé protection sociale (ESPS) et l’International Health Policy Survey entre autres - ont donné des estimations du phénomène, en France.
4. Enquête développée par l’Odenore, en lien avec le programme de recherche Life de l’Initiative d’excellence de l’Université Grenoble-Alpes et en partenariat avec le régime général de l’assurance maladie.
5. Revil H., Daabek N. et S. Bailly, « Synthèse descriptive des données du Baromètre du renoncement aux soins (BRS) », rapport Odenore, n°84, février 2019, 41p. https://odenore.msh-alpes.fr/sites/odenore/files/Mediatheque/Documents_pdf/synthese_analyses_descriptives_brs_-_v2_-_odenore_-_hp2.pdf
6. Desprès C., « Significations du renoncement aux soins : une analyse anthropologique », Sciences sociales et santé, vol. 31, no. 2, 2013, pp. 71-96.
7. Daabek N., Bailly S., Foote A., Warin P, Tamisier R., Revil H, Pépin J-L. Why People Forgo Healthcare in France : A National Survey of 164092 Individuals to Inform Healthcare Policy-Makers. International Journal Health Policy Management. 2022 Jun 11.
8. Selon V. Ringa qui a mis en place le 1er réseau francophone sur la littératie en santé., la littératie en santé renvoie à un ensemble de compétences et de connaissances permettant à un individu de comprendre, d’évaluer et d’utiliser les informations nécessaires à sa santé.
9. Revil H., J-M. Blanchoz, Warin P. et F. Richard. « « Renoncement et accès aux soins. De la recherche à l’action ». Cinq années de collaboration entre l’Assurance maladie et l’Observatoire des non-recours aux droits et services (ODENORE) », Revue française des affaires sociales, no. 4, 2020, pp. 261-297.