La droite, le Parti libéral, accédant au pouvoir, avec le soutien parlementaire des populistes, le Parti du peuple danois, met en place, avec la loi du 31 mai 2002, une politique d’immigration restrictive, fondée sur une sélection drastique et un programme d’intégration particulièrement exigeant. Combattue par la gauche, ce tournant politique satisfait les électeurs.
Le recul du Parti social-démocrate se confirme aux scrutins législatifs de 2005, 2007 et 2011, où il atteint le niveau le plus bas (24,9 %) de son histoire. Cela n’empêche pas la gauche de former l’un de ces gouvernements minoritaires, si fréquents au Danemark. Aux élections suivantes, en juin 2015, bien que les sociaux-démocrates améliorent légèrement leur score (26,3 %), ce sont les populistes qui réalisent une performance historique (21,1 %), permettant à une droite chancelante de revenir au pouvoir.
Au début du XXIème siècle, la gauche est sérieusement concurrencée par les populistes, dont le discours anti-immigration et social reçoit un accueil de plus en plus favorable au sein des couches populaires. La politologue Marlene Wind note alors que « le Parti du peuple [danois] se présente comme le Parti social-démocrate des origines, généreux sur le plan social et préoccupé par la situation des plus défavorisés », tandis que l’écrivain Jens Christian Grondahl note que « pour beaucoup d’électeurs, le Parti du peuple [danois] est devenu une formation social-démocrate alternative » (1).
La révolution doctrinale du Parti social-démocrate danois (2014-2015)
En 2014-2015, les sociaux-démocrates réagissent en opérant un virage stratégique. Venue de l’aile gauche, Mette Frederiksen, l’actuelle Première ministre, tire sa nouvelle doctrine d’un document interne au Parti social-démocrate. La note, élaborée en 2014 dans la perspective de son arrivée à la tête du parti, estimait que l’hostilité de la gauche aux politiques d’immigration restrictives poussait une bonne part de leurs électeurs dans les bras des populistes. Le document préconisait une reconquête de l’électorat perdu par la réaffirmation d’une politique des valeurs. Parvenue à la direction du parti en juin 2015, au sommet de la vague populiste, Mette Frederiksen se rallie à la politique d’immigration mise en place par le bloc des droites depuis mars 2002.
Le volte-face doctrinal permet aux sociaux-démocrates de retrouver une part de l’influence perdue, d’accéder à la tête du gouvernement en 2019, puis d’être réélus le 1er novembre 2022 (27,5 %), il est vrai moins en raison de ses progrès électoraux que de l’effondrement de ses deux principaux concurrents, le Parti libéral et le Parti du peuple danois. Pensée par la droite, soutenue par les populistes, ralliée par les sociaux-démocrates, la politique d’immigration fait désormais consensus au Danemark.
Les mesures qui caractérisent la politique danoise procèdent d’une triple intention : d’abord, dissuader les candidats à l’immigration par une communication sur l’âpreté des conditions danoises, notamment à travers des pages de publicité achetées dans la presse étrangère pour décourager les velléités d’immigration au Danemark, telle que la fameuse loi, dite « Jewellery Act », du 26 janvier 2016, permettant la confiscation des biens des migrants pour financer leurs frais d’accueil, ou le regroupement familial, différé dans le temps et conditionné. Ensuite, les autorités opèrent une attribution sourcilleuse des permis de séjour reposant sur les besoins économiques du pays. Les permis de séjour accordés donnent lieu à un programme strict d’intégration, associant l’apprentissage de la langue, des valeurs danoises et une formation professionnelle. Les formations sont obligatoires, y compris pour les détenteurs d’un permis de séjour accordé dans le cadre d’un contrat de travail à durée déterminée. Le critère de validation ne se limite pas à la participation aux séances, la réussite aux tests de contrôle est requise. L’accès à la nationalité est limité et difficile, notamment en raison d’une politique pénale sévère. Ainsi, tout candidat à la nationalité danoise responsable d’une infraction voit son temps de probation rallongé, tandis qu’une condamnation à une peine de prison avec sursis interdit définitivement la naturalisation.
Le caractère particulièrement restrictif de la politique danoise produit un effet dissuasif sur les candidats au départ. En témoigne l’évolution du nombre des demandeurs d’asile : entre 2014, année pertinente puisqu’elle précède la crise des réfugiés, et 2019, qui précède la crise sanitaire et la mise en place des mesures exceptionnelles de contrôle des frontières, le nombre total des demandes d’asile a chuté de 82 %, passant de 14.792 à 2.716. L’effet dissuasif s’observe également à travers les entrées de personnes étrangères (hors demandeurs d’asile) sur le territoire danois : sur la même période (2014-2019), le nombre total de migrants est passé de 49 039 à 42 268 (-14 %). Désormais, le gouvernement social-démocrate œuvre à l’étape suivante qui est l’externalisation de la gestion de certains problèmes liés à l’immigration. Il s’agit, d’une part, de la demande de visas, confiée à un pays tiers, en l’espèce le Rwanda et, d’autre part, selon un accord signé le 16 décembre 2022, de délocaliser les prisonniers étrangers, envoyés purger leur peine au Kosovo, avant d’être expulsés depuis ce pays.
La justification de la politique danoise : une fermeture pour défendre l’Etat providence
C’est le ressort de l’adhésion et la raison du consensus dont on peut donner ici les deux principaux arguments. Le premier est celui d’un pays où la rigueur budgétaire est l’une des clés de la culture politique nationale. C’est ainsi que le niveau d’endettement public du Danemark est de 32 % du PIB. Il n’est pas question de dilapider les ressources destinées à la redistribution sans garder la maîtrise du nombre des bénéficiaires.
Le second argument tient à la volonté de maintenir la compréhension mutuelle que présuppose le contrat social-démocrate. Les gouvernants danois ont lu les travaux des sociologues américains. Ils ont retenu que l’avènement du multiculturalisme favorise la montée de la défiance interpersonnelle. Elle finit par compromettre l’adhésion à l’Etat providence, ou par en rendre l’avènement impossible. Ainsi, les différences ethnoculturelles générées par le communautarisme sont une des causes permettant de comprendre l’absence d’un Etat providence aux Etats-Unis. Accepter que l’Etat prélève une part des revenus au profit de la solidarité et de la redistribution suppose de reconnaître les bénéficiaires comme des membres de la communauté. Or, ce sentiment est d’autant plus fragile que la distance culturelle séparant les individus est grande. En ce sens, aider, c’est agir au profit d’un membre de sa communauté d’appartenance. À l’inverse, plus la distance est grande, plus les personnes se perçoivent comme appartenant à des mondes différents et qui n’ont pas d’obligations les uns envers les autres.
Par leurs effets culturels, les mouvements migratoires affectent inévitablement les systèmes d’identité et de solidarité existants. Il est également évident que la puissance de ces effets est fonction de la distance culturelle séparant les pays de départ des pays d’accueil et de l’importance des flux. Or, au cours des cinquante dernières années, l’évaluation de tels effets, pourtant cruciale, a été sous-estimée ou n’a tout simplement pas été menée par les gouvernants européens. Un tel enjeu n’a fait l’objet d’aucun examen particulier. De plus, trop souvent, l’université et le monde médiatique n’ont pas été capables de compenser ce désintérêt pourtant préjudiciable au débat public. Dans bien des pays européens, en particulier la France, les biais idéologiques ont conduit la plupart des politiques, des journalistes et des universitaires à forclore, réprouver, ou stigmatiser de telles interrogations et préoccupations.
La politique danoise d’immigration nous enseigne d’abord que nos Etats doivent choisir entre l’ouverture des frontières et l’Etat providence. Elle montre ensuite qu’il est impossible de définir et de conduire une politique d’immigration conforme aux intérêts des pays d’accueil sans la fonder sur une compréhension systémique, c’est-à-dire tenant compte de toutes les dimensions du problème. Enfin, le cas danois trace l’unique chemin permettant la restauration d’une gauche et d’une droite de gouvernement, conduisant au reflux de la vague populiste par la réconciliation entre les électeurs et leur classe politique. ■
*Vient de publier une note de recherche La politique danoise d’immigration : une fermeture consensuelle. (https://www.fondapol.org/etude/la-politique-danoise-dimmigration-une-fermeture-consensuelle/)
1. Citations reprises de Corinne Deloy : « Les élections en 2015 », in Dominique Reynié (dir.), L’opinion européenne en 2016, Editions Lignes de repères/Fondation pour l’innovation politique, Paris, 2016, p. 115.