Le lobbying est toujours un sujet sensible : il interroge, il inquiète mais il est omniprésent, à des échelles et à des degrés divers. Une présence en France sur laquelle l’Observatoire des multinationales, qui se définit comme « un média en ligne sur les grandes entreprises et plus généralement sur les pouvoirs économiques, ainsi que sur leurs relations avec le pouvoir politique » enquête. Mi-décembre, l’association a justement rendu un rapport « dédié » aux Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft)**. Avec ce rapport, ses auteurs entendent dénoncer la « toile d’influence » que les géants du web ont tissé en France, leur permettant, disent-ils « de s’enraciner dans le pays et jusqu’au plus profond de l’Etat, en dépit des scandales et des discours officiels sur la "souveraineté numérique" ».
Ainsi, à l’instar d’autres multinationales plus anciennes, les géants du web américains n’hésitent pas à recourir aux mêmes stratégies d’influence, « mais avec des ressources encore plus considérables » et « un pouvoir d’influence accru par leur prise directe sur l’opinion et par leur pénétration au coeur des administrations publiques » affirme l’Observatoire. S’appuyant sur les données de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), le rapport assure que « les filiales françaises des GAFAM ont déclaré au total en 2021 la somme de 4 075 000 euros de dépenses de lobbying en France, contre 1 350 000 euros en 2017 », « soit une multiplication par 3 » s’alarment-ils. Les cinq sociétés ont également déclaré un total de 72 activités de lobbying (rendez-vous avec des décideurs publics, échanges téléphoniques…) en 2021, contre 15 en 2017. « Ces ordres de grandeur situent les GAFAM au même niveau que les plus actifs des groupes du CAC40 en matière de lobbying en France » écrivent-ils encore. L’Observatoire poursuit son enquête par un pointage des liens entre cabinets de lobbying et Gafam mais aussi avec les associations professionnelles du numérique qualifiées de « chambres d’écho ».
La pratique des « portes tournantes »
Mais ce qui titille surtout l’Observatoire des multinationales c’est bien la pratique des « portes tournantes ». Une pratique « bien établie » qui consiste à recruter du personnel passé par le secteur public, « y compris aux plus hauts niveaux hiérarchiques, souvent pour étoffer leurs équipes chargées des affaires publiques ». Pour ces entreprises du web, cela a de nombreux avantages : « recruter un ancien responsable public, c’est s’assurer le contrôle d’un carnet d’adresses, de possibilités accrues de contacts formels ou informels avec ses anciens collègues et d’une expertise de première main sur les rouages de l’administration, les rapports de forces internes et l’état des dossiers » expliquent les rapporteurs. Au niveau européen déjà, le décompte de Corporate Europe Observatory et de Lobbycontrol montre que 70 % des lobbyistes de Google et Meta ont travaillé précédemment dans des institutions publiques au niveau national et/ou européen. Et le rapport de citer le cas de l’ancienne commissaire Neelie Kroes recrutée par Uber ou Aura Salla qui a occupé pendant cinq ans des postes de haut niveau à la Commission européenne avant de devenir lobbyiste en chef de Meta.
En France, la situation est de la même veine. L’Observatoire n’hésite d’ailleurs pas à donner plusieurs noms de ces personnes passées du public au privé. Le directeur des affaires publiques Europe Chez Amazon France est par exemple Yohann Bénard, ancien directeur adjoint du cabinet de Christine Lagarde à Bercy, conseiller technique au cabinet du Premier ministre François Fillon et maître des requêtes au Conseil d’Etat. Stéphane Gros, ancien proche collaborateur de Manuel Valls à l’Intérieur et à Matignon est depuis devenu directeur des affaires gouvernementales d’Apple. Le directeur des affaires publiques de Meta France, Anton’maria Battesti, est resté un an à la CNIL et deux ans au ministère des Affaires étrangères. Chez Microsoft, Jean-Renaud Roy a été dix ans collaborateur au Sénat avant de devenir directeur des affaires corporate. Mais pour l’association, « le cas le plus emblématique est cependant celui de Benoît Loutrel, directeur des relations institutionnelles et des politiques publiques chez Google France en 2017, qui est l’ancien directeur général de l’autorité de régulation ARCEP, et est redevenu aujourd’hui conseiller d’une autre autorité, l’Arcom » déplore l’Observatoire. D’autres noms sont cités comme celui de l’ancien député et ancien ministre Jean-Louis Borloo, administrateur de Huawei Technologies de 2016 à fin 2018, puis président de la filiale française de Huawei ou encore Jean-Marie Le Guen, ex-secrétaire d’Etat et député, au conseil d’administration de Huawei France depuis 2020. Huawei toujours avec Jacques Biot, ancien directeur de l’Ecole polytechnique et ancien conseiller technologies auprès du Premier Ministre, nommé administrateur, puis président du CA…
Le « lobbyisme passif »
Au-delà de ces contacts privilégiés, les Gafam cherchent aussi à influencer l’opinion via les médias, les thinks tanks, les grandes écoles et institutions de recherche avec qui ils entretiennent des partenariats mais surtout des liens financiers qui peuvent représenter plusieurs millions d’euros.
« Le manque d’expertise et de moyens au sein de l’administration et des services publics permet aux GAFAM de se positionner en partenaires incontournables des pouvoirs publics pour aider à régler les problèmes qu’ils ont eux-mêmes contribué à créer » note l’Observatoire qui appelle cela le « lobbyisme passif » et contre lequel il met sérieusement en garde. Le rapport dénonce ainsi l’entrisme des Gafam et tout particulièrement Microsoft et Amazon dans l’Education nationale pour développer le numérique à l’école avec un risque non négligeable sur la protection des données hébergées sur des serveurs situés en Irlande.
L’Observatoire s’inquiète enfin de « la propension de l’Etat français à confier des missions pourtant stratégiques ou sensibles à des groupes comme Microsoft ou Amazon, malgré ses professions de foi en matière de souveraineté » notamment lorsqu’il s’agit de données de santé. Et de citer l’exemple de la création fin 2019, de la Plateforme des données de santé (PDS) ou « Health Data Hub » confiée à Microsoft dont le siège de l’entreprise est situé aux Etats-Unis et donc « soumise aux lois extraterritoriales qui permettent aux autorités de ce pays d’avoir accès aux données ». Dénoncé par la CNIL, puis par la CJUE et le Conseil d’Etat, « des garanties supplémentaires ont été demandées en attendant que le projet soit confié à un prestataire européen », ce qui devrait être fait mais pas avant « l’horizon 2025 » selon la directrice du Health Data Hub
En conclusion, et au-delà du souhait de voir enfin se « briser l’enchantement dans lequel les Gafam semblent maintenir une partie des responsables politiques », l’Observatoire des multinationales recommande aux pouvoirs publics « de muscler leur expertise dans le domaine numérique, de soutenir véritablement les alternatives aux GAFAM, et de favoriser la montée en puissance de la société civile sur ces sujets ». ■
* GAFAM NATION - La toile d’influence des géants du web en France – Observatoire des multinationales – décembre 2022
** *L’expression « GAFAM » est composée avec les initiales des cinq grands géants du web américains : Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft ; même si aujourd’hui Google est une filiale du groupe Alphabet, et Facebook un réseau social parmi d’autres appartenant au groupe rebaptisé Meta. En anglais, on utilise fréquemment l’expression plus générique de « Big Tech », qui permet d’englober l’ensemble du secteur numérique tout en mettant l’accent sur les acteurs les plus puissants.