Une surprise ? Pas vraiment pour ceux qui ont déjà tenté de joindre un ou plusieurs services publics au téléphone. Aujourd’hui, la dématérialisation des services publics est devenue l’alpha et l’omega de l’administration. « Malheureusement, les gens qui ne sont pas à l’aise avec Internet ont bien des difficultés à accéder ne serait-ce qu’à l’information sur leurs droits » souligne le journaliste Lionel Maugain, coauteur de cette enquête en pensant aux personnes âgées, aux précaires mais aussi aux étrangers. Rappelons que 15 % des Français n’ont pas accès à Internet et 28 % ne sont pas en mesure d’effectuer une démarche administrative en ligne. La question que s’est alors posée la Défenseure des droits est de savoir si ces personnes ont la possibilité de faire valoir leurs droits comme les autres ? A lire les résultats de l’enquête on peut sérieusement en douter.
Entre le 26 septembre et le 10 novembre 2022, les enquêteurs ont passé 1532 appels en se faisant passer soit pour une personne sans Internet, soit une autre ayant Internet mais maîtrisant mal le français et enfin une personne âgée avec Internet. Un quatrième profil dit « lambda » permettait de vérifier les éventuelles différences de traitement. Les appels ont été passés auprès de l’Assurance maladie, la Caisse d’allocations familiales (CAF) et Pôle emploi. Les questions posées ne nécessitaient pas d’identifiant (numéro d’allocataire ou de Sécurité sociale). « Notre objectif » explique 60 millions de consommateurs : « vérifier s’il est facile de contacter ces grands organismes et d’obtenir les renseignements et les formalités pour bénéficier d’un droit spécifique, au même titre que les autres usagers ».
L’Assurance maladie est l’organisme à avoir eu le taux de réponses le plus mauvais (ou le moins bon). Sur les 302 appels passés, 217 n’ont pas abouti et seulement 22 % des appels ont reçu « une réponse acceptable » et moins de 5 % une « réponse conforme ». « Des résultats catastrophiques » déplore le magazine. L’Assurance maladie s’est défendue en expliquant avoir dû faire face à une forte augmentation des appels et aux difficultés à recruter du personnel qualifié pour ses plateformes téléphoniques.
La CAF fait un peu mieux. A la demande comment obtenir une aide au logement à la suite d’un emménagement, sur les 408 appels passés, 54 % des appelants n’ont eu personne au téléphone. L’information attendue a été donnée dans un peu plus de la moitié des appels aboutis. Et dans la plupart des autres cas, l’agent renvoie le plus souvent au site Internet même si l’appelant précise bien ne pas avoir Internet.
A Pôle emploi, « le contact s’établit bien » reconnaissent les enquêteurs. Sur les 410 appels passés, 84 % ont abouti et 70 % ont permis d’obtenir les réponses attendues. « Six enquêteurs ont même fait une simulation au téléphone. Les autres ont été renvoyés au site Internet ».
Au regard de ces résultats qui ne montrent guère d’améliorations depuis la précédente enquête de 2016, à la différence notable que les appels ne sont plus surtaxés, le magazine et la défenseure des droits réclament une loi imposant « plusieurs modes d’accès aux services publics ». Ils demandent notamment que soient implantés « partout en France des guichets de proximité avec un représentant de chaque grand organisme social, des impôts, de Pôle emploi, un travailleur social et un médiateur numérique ». ■
Par Nadège Vezinat, Professeure à l’université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis
Pourquoi ne peut-on plus (ou difficilement) avoir un service public au téléphone ?
La dématérialisation s’accompagnant en France d’une disparition des espaces physiques d’accueil, elle pénalise ceux pour qui l’utilisation du numérique demeure compliquée. Cependant, cette transformation du rapport aux usagers n’a pas le même sens selon qu’il s’agit d’offrir un mode d’accès supplémentaire aux services publics (un « self-service ») ou de rendre l’usager plus autonome (dans une idée d’« empowerment » et de mise au travail de ce dernier).
Dématérialiser dans une logique de complémentarité ou de substitution ?
La dématérialisation des services publics est à analyser comme un outil, qui n’est donc pas en soi bon ou mauvais, mais répond à des objectifs d’action publique qui – eux – peuvent être politisés. Cela signifie que le sens donné à la dématérialisation sera totalement différent selon qu’elle complète une offre de services publics faite au guichet et maintenue en offrant un canal supplémentaire aux usagers, ou qu’elle s’y substitue.
Dans une logique de complémentarité, les coupures entre les front-office (guichets) et back office (arrières des services publics) s’atténuent et la dématérialisation devient source de fluidité. En effectuant ses démarches administratives simples sur Internet, l’usager peut utiliser les guichets de l’Etat présents sur tout le territoire pour traiter une situation complexe. Cette dématérialisation peut alors compléter une offre guichet en ne laissant pas la distance géographique éloigner les usagers des services offerts de la même manière à tous.
Dans une logique de substitution, en revanche, la réduction des coûts prédomine, la digitalisation intervient comme un moyen de supprimer des lieux d’accueil physique des publics en arguant de son efficacité et sa rapidité. L’argument du gain de temps offert à l’usager, qui évite les files d’attente inhérentes au passage au guichet, ne tient cependant pas quand la dématérialisation crée une étape supplémentaire au lieu d’en supprimer une.
Déjouer les dérives de la dématérialisation
L’ancien Défenseur des droits – Jacques Toubon – avait déjà alerté dans un rapport paru en janvier 2019 sur les dérives possibles de la dématérialisation en termes d’accroissement des inégalités d’accès aux services publics entre les usagers. En pointant les effets d’accroissement des inégalités d’accès aux services publics liés à la dématérialisation, il avait recommandé de conserver plusieurs modalités d’accès aux services en question. L’actuelle Défenseure des droits – Claire Hédon – a formulé la même préconisation : si permettre l’accès à distance aux services publics constitue une avancée importante, il s’agit de ne pas créer de difficultés d’interactions avec l’administration pour ceux qui sont touchés par la « fracture numérique ».
L’accès maintenu à des humains permet en effet d’aller à l’encontre de la dureté des relations digitales qui responsabilisent en cas d’erreur (« si vous vous êtes trompé et avez mal rempli votre demande, c’est de votre faute ! ») et ne permettent pas toujours la prise en compte des situations individuelles (les cas particuliers et les exceptions à la règle). Il évite également que l’éloignement physique et numérique de certains usagers suscite du non-recours, des incompréhensions dans les procédures, avec des dossiers qui ne sont pas complets et restent en attente de traitement sans que l’usager n’identifie – et ne résolve surtout – le problème. Il peut enfin tenir compte des problèmes de compréhension, de langue comme ceux qui sont liés à la maîtrise de l’outil internet.
L’attention portée aux situations de non-recours est cruciale à double titre : elle permet de rendre visible si cette mise à distance du service public relève seulement de la rationalisation pour les administrations centrales ou également – en partie au moins – de la dissuasion pour les usagers. Cette distance dissuasive produisant un moindre recours à ces tribunaux, hôpitaux, sous-préfectures était-elle le but recherché ou ne s’agit-il que d’un effet « pervers » à corriger ?