Le Japon réarme, la péninsule coréenne s’agite, Taiwan se prépare à une invasion chinoise et la Chine avance ses pions avec ses routes de la soie qualifiées de « projet du siècle » par le président chinois. En face, le camp « occidental » ne démissionne pas. Les exercices militaires se succèdent. Mais pas seulement. Après avoir torpillé un contrat français, Américains et Britanniques viennent tout juste de signer l’accord « Aukus » visant à équiper l’Australie de sous-marins nucléaires. Et puis il y a la France qui déploie sa propre stratégie dans la zone.
L’Indopacifique recouvre entre les 2/3 et la moitié de la surface du globe terrestre et héberge 60 à 75 % de la population mondiale. C’est aussi « le lieu le plus rapide de création de richesses », avec six membres du G20 : la Chine et l’Inde qui ont les PIB les plus dynamiques de la planète, la Corée du Sud, l’Indonésie, le Japon et l’Australie. L’indopacifique génère aujourd’hui près de 40 % de la richesse globale et pourrait représenter plus de 50 % du PIB mondial en 2040 selon les prévisions du FMI. Au moins la moitié du fret mondial transite par cette zone qui concentre l’essentiel des réserves mondiales de matières premières critiques : 85 % du lithium, 75 % du nickel et 75 % des réserves de cuivre. Or, dans ce domaine, la dépendance de l’Union européenne « est alarmante » (95 % sur 30 métaux critiques en 2020) soulignent les sénateurs qui notent que près de 90 % des terres rares et 60 % du lithium sont traités en Chine. A l’horizon de 20 ans, le trio mondial de tête devrait être les Etats-Unis, la Chine et l’Inde, « tous situés dans l’indopacifique ». Voilà qui devrait interpeller. « Centre névralgique de la planète, l’indopacifique est devenu incontournable et le sera encore plus dans 20 ans » constatent donc les rapporteurs qui pointent une compétition économique exacerbée, « des luttes d’influence entre pays compétiteurs » et « un durcissement de l’environnement militaire ».
Dans un tel contexte, les rapporteurs sont dubitatifs sur le rôle et la place de la France dans l’indopacifique qui, à leurs yeux n’occupe « qu’une place relative par rapport aux autres pays présents dans la zone ». La stratégie pour l’indopacifique mise en œuvre par la France et l’Union européenne qui dans une conception large s’étend des côtes occidentales de l’Afrique aux territoires français du Pacifique, « est-elle bien un cadre d’analyse opérant compte tenu de son ampleur ? » se demandent-ils pour commencer. A voir trop grand, à vouloir embrasser tous les secteurs d’actions, à ne pas sélectionner ses partenaires, « la stratégie française ne choisit pas ». « Les partenariats se multiplient, au gré des exportations d’armement ou d’autres opportunités. S’il n’en faut refuser aucune tant qu’elle est favorable aux intérêts français, l’éparpillement qui en résulte ne nuit-il pas à la lisibilité de la stratégie française ? ». Pour les sénateurs se poser la question c’est déjà y répondre. Et puis surtout, Cédric Perrin et Rachid Temal regrettent que sur l’ensemble des stratégies déclinées pour la zone, et celle de la France ne fait pas exception, toutes ignorent « l’éléphant dans la pièce », c’est-à-dire la Chine dont le poids et la politique sont essentiels dans la zone indopacifique. Tout laisse à penser que l’on veut préserver ce géant dont on redoute les colères comme lorsqu’il s’agit de fermer les yeux sur ses revendications territoriales en mer de Chine méridionale. Le choix de la troisième voie française de réaffirmer l’attachement de notre pays à un ordre multilatéral fondé sur le droit ne convainc plus. Et à surjouer une différence d’approche, « en partie artificielle » avec les pays anglo-saxons, tout en favorisant des exportations d’armes vers certains pays comme l’Inde, les EAU et l’Indonésie, crée encore plus de confusion. « Le discours français est parfois contre-productif : la position française paraît ambiguë et nos ambitions d’être une puissance d’équilibre ne sont pas en adéquation avec notre poids réel, ce qui pose in fine des questions sur la crédibilité même de la stratégie française » jugent sévèrement les sénateurs. Face à la volonté de puissance de la Chine, notre volonté d’incarner une voie stabilisatrice est sans effets. Or, selon les rapporteurs, la lisibilité de notre stratégie gagnerait à distinguer des zones au sein de l’indopacifique, « non pas pour nier l’importance stratégique de la jonction des deux océans, ou décourager les initiatives transversales, mais pour prendre en compte la diversité des Etats qui le composent et leurs priorités ». Ils proposent un découpage en 4 zones d’actions spécifiques pour mieux associer les pays concernés : l’océan indien occidental, l’indopacifique central, le pacifique Sud, et le pacifique oriental. Ils souhaitent ainsi « mieux intégrer le Pacifique Sud, Taïwan et l’Amérique latine à la stratégie indopacifique française ». Pour ces 4 zones et en vue d’organiser un meilleur pilotage politique de notre stratégie, le rapport préconise la nomination de secrétaires d’Etat dédiés. « Ils seraient l’interlocuteur politique que réclament les territoires français de l’indopacifique » comme des pays riverains estiment les élus.
Pour tenir notre rang encore faut-il pouvoir s’appuyer sur nos forces de souveraineté. Ce qui pour les rapporteurs ne semble pas être la cas aujourd’hui tant nos moyens militaires sont « inadaptés » ; inadaptés aux caractéristiques de l’Indopacifique (élongations extrêmes, conditions météorologiques exigeantes et durcissement de l’environnement sécuritaire) comme « aux ambitions affichées de la stratégie de la France en Indopacifique ». « La LPM devra y remédier ! » lancent-ils avant de lister les équipements nécessaires à cette ambition : un second PA, des avions ravitailleurs, des frégates de surveillance, des moyens de renseignement, des hélicoptères, etc. « L’accroissement des moyens est indispensable pour crédibiliser la stratégie de la France pour l’Indopacifique. Les moyens doivent être mis à la hauteur des ambitions avec des échéanciers clairs permettant d’afficher les priorités auprès des compétiteurs et des partenaires de la France dans l’Indopacifique » écrivent-ils.
La stratégie indopacifique de la France devrait être cogérée avec les territoires ultra-marins français expliquent encore les rapporteurs. « Un dialogue doit intervenir en amont de toute annonce politique concernant la stratégie indopacifique et l’intégration des DROM-COM à son application. La position des autorités des territoires français d’indopacifique doivent ainsi pouvoir être entendues, et le pouvoir exécutif français doit pouvoir être associé au bon niveau aux instances indopacifiques spécifiques insistent-ils. Le principe de création de délégation commune dans les négociations devrait être retenu ».
Enfin, pour être correctement « repensée », le rapport suggère fermement de renforcer la cohérence de la stratégie indopacifique européenne, « qui pèche par manque d’articulation des politiques sectorielles entre elles, par inadéquation des objectifs des pays membres entre eux, et par non-application des conditionnalités posées ». Cédric Perrin et Rachid Temal proposent « d’évaluer régulièrement la mise en oeuvre de la stratégie indopacifique en contrôlant son avancée et en veillant à ce que les budgets correspondant aux ambitions soient prévus et soient exécutés à bon rythme, sans enlisement ni bureaucratie excessive ». « La cohérence de la stratégie indopacifique européenne s’évaluera à sa capacité à s’adapter à l’expression de puissance de la Chine qui rend plus difficile l’existence d’une troisième voie autonome » finissent-ils par indiquer. ■
La France en Indopacifique
• 7 régions, départements et collectivités d’Outre-mer (DROM-COM) répartis entre les Océans Indien et Pacifique
• 1,6 million de citoyens français
• plus de 200 000 expatriés
• 9 des 11 millions de km2 de sa zone économique exclusive (2ème mondiale)
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