S’il est un domaine où la commission d’enquête parlementaire sur la perte de souveraineté énergétique de la France nous renvoie un éclairage d’une grande cruauté, c’est bien celui de la désarticulation progressive entre science et décision politique, qui a conduit au grand déraillement de toute stratégie en matière énergétique :
• Perte de la compréhension des sujets scientifiques et techniques ;
• Perte de la cohérence et du suivi des programmes de recherche et des projets industriels ;
• Incompréhension des enjeux climatiques autant qu’énergétiques ;
• Confusions et contradictions en chaîne….
Les feux des projecteurs n’épargnent ni les décideurs politiques, ni leurs appuis techniques, ni même certaines institutions et leurs grands dirigeants.
Au début du siècle dernier, scientifiques et ingénieurs interagissaient avec les décideurs et les gens de pouvoir, de façon directe et spectaculairement utile si l’on en juge par les grandes réalisations accomplies au service d’une politique d’indépendance énergétique alors consensuelle : dès les années 1914-1918, qui virent l’occupation par l’ennemi des régions charbonnières françaises, le parc hydro-électrique monta en puissance, à mesure des progrès considérables réalisés par les hydrauliciens qui permirent à la France de se hisser au 3ème rang des pays européens pour sa production hydroélectrique (~12 % de la consommation électrique française), derrière la Norvège et la Suède.
A la suite des chocs pétroliers des années 1970, le gouvernement Messmer décida l’édification accélérée d’un parc de 58 réacteurs nucléaires pour garantir, en moins d’un quart de siècle, près de 80 % de la consommation d’électricité française. Simultanément la plus grande usine civile de retraitement des combustibles usés était construite à la Hague, donnant à la France une position de premier plan mondial en matière de maîtrise de l’ensemble du cycle nucléaire, depuis la mine jusqu’à la gestion des déchets radioactifs.
Au même moment, en cohérence avec cette stratégie, le gouvernement donnait mission au CEA, de mettre au point, dès que possible, des réacteurs à neutrons rapides (RNR) et le cycle des matières associé, afin d’augmenter l’efficacité énergétique de l’électronucléaire : après Rapsodie (1967), Phénix (1973) et Superphénix (1976) devenaient les premiers prototypes de RNR destinés à ouvrir la voie à une filière industrielle garantissant des millénaires de production d’électricité.
Seuls quelques initiés avaient alors perçu que ce travail intense de recherche et de développement industriel constituait le premier pas de notre pays sur la voie du nucléaire durable, bien avant que le concept de durabilité n’apparaisse sous l’égide de l’ONU en 1987 (1) : alors que cette préoccupation n’était pas sur le devant de la scène, la filière RNR était déjà vertueuse dans sa consommation de la ressource primaire et minimaliste en termes de production de déchets.
De surcroît, sans en avoir explicitement conscience, nos grands devanciers visionnaires faisaient aussi le choix d’une énergie électrique totalement décarbonée, qui mettrait rapidement la France sur le podium des grands pays les moins émetteurs de gaz à effet de serre par habitant.
Las ! A l’aube du XXIème siècle, le relativisme et l’illettrisme scientifiques ont fait leur chemin. Les liens se sont distendus entre la science et le politique. Les avancées de la science l’ont rendue complexe dans de nombreux domaines d’applications et nécessitent qu’on leur consacre du temps et de la profondeur. Cette situation a favorisé l’intervention d’intermédiaires - à différents niveaux des organes politiques ou administratifs - parfois peu qualifiés, voire carrément prisonniers d’idéologies sans souci de rigueur scientifique. Pas à pas, la rationalité a perdu du terrain et une sorte de « brouillard conceptuel » s’est répandu dans les institutions politiques, industrielles, scientifiques et même universitaires.
C’est ainsi qu’on a fini par confondre l’incertitude propre à la science avec la controverse propre à l’opinion ; la recherche, au service de la connaissance, avec l’innovation, au service du marché ; le renouvelable avec le durable ; le risque avec le danger…
Le comble de la confusion est d’entendre partout en France appeler « déchets » les matières stratégiques qui résultent du cycle du combustible nucléaire ! Or, à condition de disposer de RNR, ces matières entreposées en quantités considérables (plus de 400 000 tonnes dans notre pays) assureraient environ 7000 ans d’électricité, sans importer d’uranium ni produire les déchets du parc actuel (REP et EPR).
Depuis bientôt 30 ans, la liste est longue des imbroglios, mais aussi des naïvetés sinon des mensonges, qui ont mené tout droit à l’inconséquence de décisions politiques prises sans la moindre étude de leur impact sur l’approvisionnement en électricité de notre pays :
• Arrêt du RNR Superphénix (1997) ;
• Arrêt programmé dans la loi (LTECV) de 14 réacteurs (2015) ;
• Arrêt de la recherche sur le RNR de 4ème génération Astrid (2019) ;
• Déploiement intensif d’énergies renouvelables dont l’intermittence, en l’absence de dispositifs viables de stockage, est compensée les trois quarts (!) du temps par des énergies fossiles émettrices de gaz à effet de serre.
Or, face à l’impératif de décarbonation des activités qui recourent actuellement pour plus de 80 % aux énergies fossiles, la priorité énergétique – telle qu’elle ressortit des données de la science évaluées selon les meilleurs standards internationaux, et non d’après telle ou telle opinion - devrait être, en urgence, la remise sur les rails du nucléaire durable de sorte à disposer, en toute autonomie, d’électricité pilotable à hauteur des besoins nouveaux liés à l’électrification des usages.
D’autres domaines de la décision politique nécessitent la rigueur des données de la science pour traiter correctement les grands sujets régaliens devenus préoccupants avec la montée du péril climatique : disponibilité de l’eau, sécurité sanitaire, sécurité alimentaire, sécurité des bâtiments et des infrastructures...
Aucun de ces sujets ne se résoudra dans les croyances et les opinions.
Tels sont les faits, brièvement rappelés, qui nous laissent aujourd’hui à la croisée des chemins : continuer la descente vers toujours plus de confusion et d’obscurantisme, ou bien retrouver ce lien, aussi rare et précieux qu’il devrait être infrangible, entre les avancées de la connaissance et la prise de décision politique ? Car pour être légitime, celle-ci doit être le résultat logique des faits, des lois et des règles, établis et validés avec méthode, et non une formulation arbitraire, changeante et opportuniste, de telle ou telle école politique.
Finalement, dans un monde en évolution rapide sous l’impact des retombées, positives ou négatives, de la science et de la technologie, la saisine de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), instance unique car bicamérale, devrait être systématique dès qu’un choix de nature scientifique ou technologique engage l’avenir de notre pays : nominations de dirigeants d’établissements publics, décisions de programmes industriels, orientations de la recherche, évolutions de l’enseignement et de la formation. L’OPECST devrait figurer au premier rang des instances parlementaires dans un rôle largement renforcé. ■
* Auteur de L’urgence du nucléaire durable, paru le 14 mars dernier aux éditions De Boeck supérieur, préfacé par Bernard Accoyer, médecin, ancien Président de l’Assemblée nationale, Président de PNC-France.
1. Le mot durable doit s’entendre dans la définition précise qui lui a été donnée pour la première fois par l’ONU, en 1987, afin de définir le développement durable : « développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ».