On ne compte plus les invectives dans l’hémicycle, les noms d’oiseaux lâchés entre élus sont légion : « poissonnière », « ta gueule toi là-haut », « assassin », « lâche » … ces dernières semaines, les esprits se sont échauffés. Le débat agité sur la réforme des retraites n’a rien arrangé et n’a aucunement apaisé les discussions en séance. Dans l’hémicycle, rien ne va plus. Le 20 mars dernier, jour du vote des deux motions de censure contre le projet de loi « Retraites », les députés insoumis se sont levés brandissant des panneaux affichant leur colère : « 64 ans, c’est non » ou « Démocratie ». La Marseillaise a été ensuite entonnée, reprise par des députés du RN et d’autres élus, histoire d’empêcher Elisabeth Borne de s’exprimer. Il n’en fallait pas plus à la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, pour sanctionner – a posteriori – les élus dissipés au titre des articles 70 et 73 du Règlement (rappel à l’ordre sans inscription au procès-verbal). « L’unanimité des membres du Bureau, moins La France Insoumise (les écologistes et socialistes n’étaient pas présents), ont voté en faveur de cette sanction » ont précisé les services de l’Assemblée. Rappel à l’ordre également par la président des députés LFI Mathilde Panot et des Ecologistes, Sandrine Rousseau pour avoir « live-tweeté » les débats lors de la commission mixte paritaire. Une sanction qui reste cependant légère et qui n’a que peu d’impact.
D’avis d’observateurs, cette XVIème législature est plus agitée qu’à l’accoutumée avec pas moins de 91 rappels à l’ordre. Le dernier relevé à l’heure où cet article est écrit est celui du député Nupes-Insoumis, Ugo Bernalicis sanctionné pour avoir relayé en direct sur la plateforme Twitch le flux vidéo des séances publiques de l’Assemblée nationale. Comme « récidiviste », le député du Nord a alors écopé d’un rappel à l’ordre avec inscription au procès-verbal. Il se verra privé pendant un mois d’un quart de son indemnité parlementaire.
Si les sanctions tombent plus régulièrement, sans doute est-ce aussi parce que les députés sont plus nombreux à se lâcher comme lorsque Thomas Portes (LFI) est pris en photo avec le pied sur un ballon à l’effigie du ministre du Travail, Olivier Dussopt ou comme avec le bras tendu de Rémy Rebeyrotte (LREM) ou le joint de cannabis brandit en plein hémicycle par François-Michel Lambert.
Selon les calculs du Figaro, sur les 128 punitions infligées aux parlementaires depuis 1958, 70 % l’ont été durant cette législature.
Pourquoi cette accélération ? L’indiscipline du Palais Bourbon s’expliquerait par le nombre important de néo-députés peu rodés aux us-et-coutumes de la maison mais aussi prêts à faire du buzz et à faire parler d’eux. Ce serait même le choix d’une stratégie de communication concertée. Enfin, reconnaissons aussi que les dérapages peuvent être parfois le fruit de la fatigue des élus confrontés à de longues séances, même de nuit.
Mais il ne faudrait toutefois pas oublier que le Palais Bourbon, de tous temps, a toujours été le lieu d’échanges virulents entre élus. La violence des propos est intrinsèque aux débats parlementaires. Il n’y a qu’à se souvenir des échanges lors du vote du mariage pour tous en 2013 même s’il est vrai que les sanctions étaient moins nombreuses à l’époque. Se souvenant d’épisodes houleux, l’ancien président de l’Assemblée nationale, Jean-Louis Debré rappelait cependant dans un entretien à Libération le 9 février dernier qu’à l’Assemblée « on n’est pas là pour boire le thé. Vous voulez que tout soit lisse, calme et silencieux ? Il faut aller à l’Académie, pas à l’Assemblée. Il est bien que les gens défendent leurs idées avec passion, il faut l’assumer ».
Finalement, ce qui change aujourd’hui, c’est sans aucun doute la rapidité de la diffusion de l’information, l’impact des réseaux sociaux et la volonté d’être visible et de communiquer vite. Dérapages compris.
Heureusement, il reste toujours la buvette des parlementaires pour faire redescendre la pression et apaiser les tensions. ■
Quelles sanctions ?
L’article 71 établit l’échelle des peines disciplinaires applicables aux membres de l’Assemblée :
Le rappel à l’ordre prononcé par le président de l’Assemblée nationale ;
Le rappel à l’ordre avec inscription au procès-verbal, prononcé par le président ou le Bureau, entraine le retrait, pendant un mois, du quart de l’indemnité parlementaire ;
La censure simple, prononcée par l’Assemblée sur proposition du Bureau, entraîne le retrait de la moitié de l’indemnité parlementaire pendant un mois ;
La censure avec exclusion temporaire entraîne le retrait de la moitié de l’indemnité parlementaire pendant deux mois. Il est interdit en outre au député de prendre part aux travaux de l’Assemblée et de pénétrer dans le Palais Bourbon pendant quinze jours de séance.
Par Cédric Passard, maître de conférences en science politique à Sciences Po Lille, chercheur au CERAPS-CNRS
Ordre et désordre à l’Assemblée
La nouvelle législature, entamée il y a bientôt un an, semble s’être distinguée par la virulence de ses débats confinant parfois au chahut et à l’invective. Tandis que de nombreux commentateurs et acteurs politiques ont déploré l’image de désordre donnée par la représentation nationale, les sanctions disciplinaires à l’encontre de députés se sont multipliées, atteignant un niveau inédit en si peu de temps sous la Vème République.
Différents facteurs participent à expliquer une telle situation. Tout d’abord, la nouvelle configuration politique de l’Assemblée nationale qui a fragilisé la majorité présidentielle et renforcé les blocs d’opposition au gouvernement, notamment à la gauche radicale (LFI) et à l’extrême droite (RN), exacerbe la conflictualité au sein de l’hémicycle. A certains égards, cette conflictualité témoigne d’ailleurs d’un retour du parlementarisme dans un contexte où l’Assemblée ne peut plus fonctionner comme une simple chambre d’enregistrement des décisions de l’exécutif. Toutefois, à un niveau institutionnel, la prééminence donnée par la Constitution à celui-ci, avec des dispositions comme le vote bloqué ou le fameux 49 alinéa 3, favorise aussi la radicalisation de certaines formes d’opposition : dès lors qu’ils ne peuvent contribuer réellement à l’élaboration de la loi, les groupes minoritaires sont tentés de faire un usage tribunitien de la Chambre basse. Un facteur d’ordre plus sociologique doit être également pris en compte : non seulement la proportion de néophytes politiques, sans atteindre le record de 2017, reste élevée (avec 52 % de primo-députés), mais surtout la composition sociale de l’Assemblée s’est transformée avec un rajeunissement d’ensemble et un relatif retour d’élus issus des classes populaires. Ces profils de députés, socialisés parfois davantage à une culture de l’affrontement qu’aux normes de la bienséance parlementaire, amènent d’autres manières de faire et de concevoir la politique. Pour ces outsiders institutionnels, le tumulte correspond à une prise de parole affranchie qui métaphorise la voix du « vrai » peuple. Reflet des propriétés sociales et culturelles spécifiques de ces élus, il n’en traduit pas moins une stratégie visant pour eux à se rendre audibles et visibles. Un facteur médiatique intervient donc aussi. Les députés s’expriment désormais pour un auditoire qui dépasse largement les limites de l’enceinte parlementaire ; en particulier, la diffusion de leurs interventions sur les réseaux socio-numériques encourage les excès destinés à produire le « buzz ». De plus, la médiatisation conduit à publiciser des écarts qui, autrefois, seraient sans doute restés plus inaperçus, comme on l’a vu avec les « doigts d’honneur » du garde des Sceaux captés par les caméras. Episode qui révèle en outre que les acteurs politiques établis sont eux-mêmes portés à assumer certaines postures transgressives.
Fortement médiatisé, l’apparent désordre parlementaire mérite néanmoins d’être relativisé. Bien que le règlement actuel du Palais Bourbon prévoie des peines disciplinaires pour les outrages, injures, provocations, menaces, troubles etc., ce type de comportements et surtout les échanges houleux, sans être totalement banals, ne sont pas pour autant exceptionnels. Ils peuvent même participer d’un fonctionnement relativement normal du jeu politique. A condition qu’ils ne soient pas complétement anomiques, ils ne menacent donc pas vraiment l’ordre parlementaire, mais relèvent plutôt d’une forme de théâtralisation politique qui ne subvertit que temporairement les règles, un peu à la manière du carnaval. Ces transgressions ne sont d’ailleurs pas systématiquement punies ni stigmatisées, les dénonciations et les sanctions s’intégrant elles-mêmes dans des rapports de force et des luttes partisanes. Les effets sur les électeurs restent plus incertains. Ce spectacle politique est-il susceptible de recréer de l’intérêt pour des débats toujours menacés de paraître trop techniques et atones ? Risque-t-il, au contraire, de nourrir le rejet de la classe politique ? Profitera-t-il finalement à ceux qui apparaissent comme indociles ? Ou, au contraire, à ceux qui semblent plus disciplinés ? S’il n’est pas sûr qu’il fasse bouger les lignes, on peut cependant présumer que s’il s’imposait comme l’ordinaire des batailles parlementaires, ce spectacle finirait simplement par … lasser.