La géographie des territoires industriels français telle qu’elle nous est présentée par Carré et Levratto (2013), Gros-Balthazard (2018) ou encore Bouvart et Donne (2020) (1) est à la fois hétérogène et dynamique : ils se construisent et se renouvellent sans cesse. Dès lors, poursuivre un objectif de réindustrialisation suppose de faire témoigner les acteurs des territoires. Pourquoi ? D’une part, parce que les modèles statistiques laissent inexpliquée une partie de la croissance de l’emploi : par définition, ils la considèrent comme la somme de phénomènes étudiés, par exemple la spécialisation sectorielle ou la conjoncture macroéconomique, et d’un résidu. Cette part inexpliquée, ou « effet local », loin d’être négligeable, regroupe notamment des facteurs difficiles à quantifier comme l’esprit entrepreneurial ou la coopération entre acteurs. D’autre part, beaucoup d’actions en faveur de la revitalisation des territoires sont simplement méconnues des chercheurs, des décideurs publics, des territoires voisins, voire des habitants… Il est donc essentiel d’échanger avec les acteurs locaux.
Nous avons récemment rassemblé et exploité ces témoignages au sein d’un ouvrage (Refaire de l’industrie un projet de territoire, paru en mai 2023 aux Presses des mines), qui identifie les facteurs constitutifs des trajectoires singulières des territoires. Quatre d’entre eux ont fait l’objet d’une étude de terrain approfondie : Alsace centrale, Seine-Aval Mantes, Angoulême-Cognac et Nord Poitou. Dans chaque cas, la façon dont s’articulent les conditions de base (ressources héritées de la géographie et de l’histoire), la structure économique (spécialisation et agglomération des activités, concentration et relations des entreprises) et les comportements locaux (industriels, collectivités territoriales, etc.) est décortiquée pour expliquer leur trajectoire. C’est confirmé : il n’y a pas de recette unique, les acteurs devant s’adapter aux caractéristiques, atouts et besoins de leur territoire.
Cognac est ainsi un exemple de territoire structuré autour d’un produit : les firmes locales sont spécialisées dans la production de cognac et sur le reste de la chaîne de valeur (tonnellerie, étiquetage, etc.). Le tissu industriel est composé de quatre groupes de dimension mondiale, qui concentrent 80 % de l’activité, et d’un ensemble de PME gravitant autour d’eux. Un syndicat professionnel structure la filière et défend ses intérêts. Des formations locales dédiées aux métiers liés au cognac sont proposées. Face aux différentes crises des années 1990 et à la concurrence internationale, le territoire a su se diversifier vers la production d’autres spiritueux. La CCI accompagne cette transition par la formation d’un nouveau cluster, la Spirits Valley.
A contrario, l’Alsace centrale se caractérise par une grande diversité sectorielle et la présence de nombreuses PME, dont beaucoup sont des filiales de groupes étrangers, surtout allemands. L’histoire et la géographie expliquent en partie leur résilience face au processus de désindustrialisation : dans cette région frontalière, la grande proximité avec l’Allemagne et notamment ses rattachements successifs expliquent l’implantation d’entreprises allemandes et le partage d’une culture ouverte à l’industrie et à l’innovation. L’action collective en faveur de l’industrie est portée depuis le milieu du XXème siècle par l’agence de développement alsacienne ADIRA, qui facilite le développement des entreprises sur le territoire et l’appropriation des technologies de l’industrie 4.0.
Ces deux cas mettent en évidence la mobilisation et la coopération des acteurs locaux, publics et privés, dans la construction et le renouvellement des ressources des territoires. Cette mobilisation ne va pas de soi : la défense d’une identité industrielle ne fédère pas particulièrement les acteurs sur Seine Aval-Mantes par exemple.
Toujours à partir des témoignages des acteurs locaux, l’ouvrage Refaire de l’industrie un projet de territoire met également en évidence les solutions imaginées pour pallier le manque de compétences ou la pénurie de foncier. Plus généralement, la redynamisation des territoires industriels passe par « l’activation » d’un certain nombre de ressources : les compétences, le foncier, le capital technologique et social, les infrastructures, l’accès au financement mais également tout ce qui permet d’assurer une bonne qualité de vie afin d’attirer et de conserver la main-d’œuvre. Ainsi, à Cholet, une école de production spécialisée sur les métiers de la chaudronnerie a ouvert en septembre 2021. Elle permet de produire des petites séries pour les entreprises locales, favorise l’insertion des jeunes en difficulté dans le système scolaire traditionnel et répond à la pénurie de main-d’œuvre à laquelle font face les industriels. Le territoire niortais veut quant à lui révéler la richesse de son tissu économique et l’existence d’une industrie qui cohabite avec l’activité historique autour des assurances. Pour attirer des habitants, l’intercommunalité a donc créé un pack accueil, ensemble de services mis à disposition pour favoriser l’insertion des nouveaux travailleurs et de leur famille. Parmi ces services figurent notamment une plateforme de CV en ligne pour les conjoints des candidats que les entreprises cherchent à attirer et un accompagnement pour trouver un logement.
Ce pack accueil est un bon exemple de dispositif qui peut être dupliqué : il en existe, en activité ou en projet, sur d’autres territoires (Figeac, Lacq-Pau-Tarbes, Vitry-le-François). L’école de production est quant à elle un dispositif ancien redécouvert par les acteurs locaux : il en existait depuis le XIXème siècle dans la région lyonnaise. Ces exemples montrent que les solutions imaginées localement constituent des sources d’inspiration pour les acteurs, qui peuvent les répliquer ou les adapter sur leur propre territoire.
Ce recensement non exhaustif des dispositifs locaux révèle donc les territoires comme autant de « réservoirs d’initiatives pour la réindustrialisation », comme l’écrit Pierre Veltz dans la préface de l’ouvrage. Aujourd’hui, cette réindustrialisation doit également s’inscrire dans le cadre de la transition écologique. L’Observatoire va donc partir à la recherche d’initiatives inspirantes pour répondre aux objectifs de cette transition. ■
* L’observatoire des Territoires d’industrie est un centre de ressources qui produit des études et organise un cycle de séminaires mensuels afin de mieux faire connaître les ressorts du développement industriel de nos territoires. Il associe La Fabrique de l’industrie, la Banque des Territoires, l’Institut pour la recherche de la Caisse des dépôts, l’Agence nationale de la cohésion des territoires, la Fondation Mines Paris, Intercommunalités de France et Régions de France. Les études de terrain ont été réalisées par Etienne Fouqueray et Emmanuel Nadaud et sont disponibles sur le site de La Fabrique de l’industrie.
1. Carré, D., & Levratto, N. (2013). Les entreprises du secteur compétitif dans les territoires. Les déterminants de la croissance. [Etudes Adcf] ; Gros-Balthazard, M. (2018). L’avenir productif des territoires industriels : analyse de la diversité des trajectoires économiques locales [Thèse de doctorat]. Université Grenoble-Alpes ; Bouvart, C. & Donne, V. (2020). Chômage et territoires : quels modèles de performance ? (No 12). France Stratégie.