Il sera impossible de faire venir depuis la Terre, car trop coûteux en énergie, les ressources nécessaires à l’équipage pour respirer, s’alimenter, se soigner, se déplacer et se protéger des conditions extrêmes qui règnent à la surface, avec des nuits lunaires de 14 jours, des écarts de température de 300°C et des radiations solaires. La bonne nouvelle, c’est qu’on peut utiliser les ressources locales : c’est tout l’enjeu de l’ISRU, pour In Situ Resource Utilization. A partir de l’eau, disponible en quantité limitée sous forme de glace au pôle Sud, on peut boire, produire de l’oxygène, de l’hydrogène et donc du carburant. Le régolithe pourra être utilisé comme matériau de construction. Le projet ROXY (pour Regolith to OXYgen and Metals Conversion), conduit par Airbus Defence and Space, a permis de démontrer la faisabilité d’une production d’oxygène et de métaux à partir de poussière lunaire simulée. La Lune n’est que première étape. Mars offre des ressources encore plus importantes : on y trouve de l’eau, de quoi fabriquer du carburant, et même tous les nutriments nécessaires à l’agriculture !
À plus court terme, fabriquer du carburant sur la Lune pourrait servir à réapprovisionner directement nos satellites en orbite terrestre, et donc à prolonger leur durée de vie. L’impact environnemental serait majeur, car les satellites sont aujourd’hui « jetables » : il faut régulièrement les remplacer, avec de nouveaux lancements et de nouveaux débris à la clé.
Les États-Unis et la Chine ont bien compris que l’accès aux ressources était la clé de leurs ambitions spatiales. La course vers le pôle Sud a bel et bien commencé. Comme il n’y aura pas de place pour tout le monde, la zone propice ayant la taille de la région parisienne, ce sera « premier arrivé, premier servi ». Mais peut-on s’approprier les ressources spatiales ?
Le traité de l’espace de 1967 pose un principe de non-appropriation des corps célestes, mais ne dit rien des ressources qui pourraient en être tirées ; le traité sur la Lune de 1979 interdit pour sa part explicitement toute appropriation des ressources, mais aucune grande puissance spatiale ne l’a ratifié. L’organe de l’ONU compétent en matière spatiale, le COPUOS, s’est saisi de la question en 2022, mais dans le contexte géopolitique actuel, les négociations n’ont à peu près aucune chance d’aboutir à court terme.
Face à ce vide juridique, les Etats-Unis ont choisi d’écrire le droit. Le Space Act de 2015 autorise tout citoyen américain à se lancer dans l’exploitation commerciale des ressources spatiales, et donc à se les approprier. Cette interprétation est reprise dans les accords Artemis, signés à ce jour par 24 pays, qui ajoutent la possibilité pour un État de définir une « zone de sécurité » pour protéger ses activités de toute « interférence nuisible ». La Chine laisse les Etats-Unis prendre l’initiative pour mieux suivre l’exemple ensuite. La France, elle, pousse à accord multilatéral. Attendre cette issue utopique n’est un service rendu ni à nos intérêts, ni à nos entreprises, parce que l’exploitation des ressources spatiales aura lieu, et parce que nous aurions tout intérêt à nous positionner sur ce sujet
En effet, la France et l’Europe peinent à trouver leur place dans un secteur spatial en plein bouleversement, de plus en plus dominé par la rivalité stratégique États-Unis/Chine et marqué par l’émergence de nouveaux acteurs privés innovants. Bien que l’agence spatiale européenne - ESA -ait adopté une stratégie ambitieuse à long terme pour l’exploration spatiale avec Terrae Novae et que l’Union européenne ait lancé le projet de constellation souveraine et sécurisée Iris2, les moyens limités entravent leurs actions concrètes. Même la capacité de l’Europe à être une puissance spatiale autonome est menacée, en raison des problèmes rencontrés par les lanceurs Ariane 6 et Vega C, et de la concurrence de SpaceX. En conséquence, dans de nombreux projets (ISS, James Webb, Artemis, etc.), l’Europe voit souvent son rôle réduit à celui de simple partenaire des États-Unis. La situation reflète bien la disparité d’échelle dans les moyens : le budget spatial des États-Unis est 10 fois supérieur à celui de l’Europe, malgré sa hausse de 17 % en 2022.
Or, en matière d’ISRU et de logistique lunaire, l’Europe dispose de nombreux atouts, avec de grands acteurs du spatial mais aussi du non-spatial dont les compétences seront précieuses (extraction minière, chimie, énergie, mobilité, construction…), ainsi que de nombreux acteurs innovants. On voit l’émergence d’un New Space européen des ressources spatiales et la logistique lunaire. La création de l’incubateur TechTheMoon, le premier exclusivement dédié à l’économie lunaire, atteste de cette dynamique. En outre, la préférence européenne pour les applications liées à l’observation de la Terre, à la science et aux télécommunications est avantageuse pour les enjeux de prospection (analyses optiques, magnétiques, etc.) et d’opération à distance. On peut penser ici au projet de constellation lunaire Moonlight de l’ESA. Une prise de conscience est en cours en France, notamment grâce à l’engagement du groupe « Objectif Lune » de l’Agence nationale de la recherche et de la technologie
Pour toutes ces raisons, l’Europe aurait intérêt à adopter une position engagée sur le sujet de l’exploitation des ressources spatiales. Dans le cadre de programme Artemis, une contribution technologique au volet ISRU renforcerait son poids politique. Dans d’autres domaines, l’Europe risquerait d’avoir une moindre contribution, apparentée à un service rendu aux États-Unis sans réel bénéfice pour notre économie.
Les synergies terrestres et les applications mixtes offrent également des retombées économiques accrues. On pense ici, par exemple, à l’entreprise Maana Electric avec ses panneaux solaires fabriqués à partir de régolithe ou de sable du désert.
En outre, dans le cadre de l’élaboration en cours d’un « droit des ressources spatiales », il est important que l’Europe mette son influence normative au service de la durabilité. A cet égard, le développement de solutions techniques de retrait actif des débris spatiaux est un bon point (programme Clearspace de l’ESA). D’autant que ces solutions complètent des nouveaux services en orbite visant à prolonger la durée de vie des satellites impliquant l’exploitation de données spatiales où la France a de belles pépites (LookUpSpace, SpaceAble, etc.).
Mais pour être véritablement entendus, les États européens doivent participer activement aux processus décisionnels. En nous impliquant dès maintenant dans l’exploitation des ressources spatiales, nous pourrions influencer les normes et réglementations pour promouvoir une utilisation responsable et durable. C’est pour nous un véritable enjeu à la fois de soft power et de cohérence avec nos objectifs environnementaux. ■
*Le rapport complet : https://www.senat.fr/travaux-parlementaires/office-et-delegations/delegation-a-la-prospective/actualite/exploitation-des-ressources-spatiales-adoption-du-rapport-986.html