“Ce rapport* permet de poursuivre le travail de déniaisement des responsables et acteurs publics et privés et du grand public. Il y a une particularité TikTok” souligne en introduction de la conférence de presse, le président de la commission d’enquête Mickaël Vallet (SER, Charente-Maritime), inquiet comme l’ensemble de ses collègues de la place grandissante et préoccupante que prend le réseau social en France qui ne compte pas moins de 22 millions d’utilisateurs.
Après quatre mois d’enquête, le rapport de plus d’une centaine de pages ne ménage pas les critiques. Et la première d’entre elles n’est pas la moins inquiétante : son inféodation au régime chinois ; une dépendance à la fois « capitalistique et technique » « qui ne fait aucun doute » et qui présente « des risques évidents ». Le rapport rappelle dans ses pages que TikTok dépend de ByteDance, une société domiciliée aux Caraïbes « pour des raisons d’opacité » est entre les mains d’actionnaires chinois. Or comme le souligne Claude Malhuret (LIRT, Allier), « plusieurs lois ont été édictées en Chine pour renforcer le contrôle de l’Etat sur les sociétés et les obliger à coopérer avec les services de renseignement chinois. Aujourd’hui, ces dispositions font l’objet d’une extraterritorialité, c’est-à-dire qu’elles s’appliquent aux dirigeants de société vivant hors de Chine ». Aux yeux d’André Gattolin (RDPI, Hauts-de-Seine), vice-président de la commission, il ne fait ainsi aucun doute que TikTok est « un instrument au service d’une puissance étrangère ». Le réseau social chinois « n’est pas une entreprise économique, c’est une entreprise politique avec comme vocation de capter des données personnelles pour un usage beaucoup plus général » insiste-t-il. Tout ceci faisant finalement craindre « des risques d’espionnage, de chantage et de désinformation au profit du régime chinois » complète Claude Malhuret.
« Au-delà des liens avec la Chine se posent des problèmes d’opacité de TikTok, dans tous les domaines et pas seulement politiques » enchaîne Mickaël Vallet. Même après six heures d’audition des dirigeants de l’entreprise en France, Eric Garandeau et Marlène Masure, « on a toujours eu l’impression que l’on se moquait de nous avec 80 % de non-réponses et 20 % de réponses approximatives. On avait l’impression d’être face à un mur » déplore André Gattolin et pourtant « on leur a offert toutes les possibilités de répondre et d’exposer leur point de vue » tient à préciser Mickaël Vallet qui conclut son propos par la formule appropriée de « transparence opaque ». « Nous avons été frappés par le décalage entre l’utilisation du mot transparence utilisé par TikTok comme un slogan et cette impression d’opacité dès que l’on pose une question ».
L’examen approfondi du mode de fonctionnement du réseau social par les sénateurs a également permis de montrer combien TikTok et son algorithme sont addictifs, avec des effets psychologiques et sanitaires néfastes sur les plus jeunes (4-18 ans) qui y passent en moyenne 1h47 par jour. Alors que, théoriquement, la plateforme est interdite au moins de 13 ans, « 45 % des 11-12 ans sont sur TikTok. Il y a zéro contrôle d’âge ! » s’agace Claude Malhuret. « Les effets sur la qualité de sommeil des enfants et des adolescents sont aussi démontrés : risques de dépression, anxiété et baisse de la concentration en classe » explique le rapport qui pointe également les risques d’exposition à de la violence et à une hypersexualisation des contenus. Le rapport suggère donc de « traiter TikTok en éditeur à travers son fil ’Pour Toi’ et tenir la société responsable de son contenu ».
La commission d’enquête s’est encore interrogée sur tout ce qui a trait à la collecte, au stockage et à l’utilisation des données personnelles recueillies par TikTok pour conclure comme l’a dit avant eux la Cnil, que la plateforme chinoise est une « mauvaise élève en matière du RGPD [Règlement général sur la protection des données ».
Forte de l’ensemble de ces éléments et face aux multiples risques, la commission d’enquête estime qu’il est désormais plus que temps d’agir. Le rapport fait 21 propositions. L’une d’elle consiste à « demander au gouvernement de suspendre TikTok en France et demander sa suspension au sein de l’Union européenne à la Commission européenne pour des raisons de sécurité nationale si TikTok n’a pas répondu avant le 1er janvier 2024 aux principales questions soulevées par la commission d’enquête (…) et pris les principales mesures demandées par le présent rapport » (liens avec la Chine, modération « efficace », contrôle effectif de l’âge, confidentialité des données et les cookies). Le rapport suggère encore d’interdire TikTok « aux personnels des opérateurs d’importance vitale (OVI) devant jouer un rôle important en cas de crise » mais aussi d’instaurer pour les mineurs un blocage de l’application au bout de soixante minutes.
Comme l’a aussi évoqué Emmanuel Macron, dans la foulée des émeutes urbaines, la commission d’enquête estime à son tour qu’il « faut pouvoir empêcher l’utilisation de certains réseaux sociaux pour l’organisation d’infractions de masse, d’émeutes, de dégradations et de violences » (proposition n°16). « Nous exigeons une mise en conformité de TikTok par rapport aux règles européennes qui ne sont pas respectées actuellement [… ] et nous proposons de suspendre l’application jusqu’à cette mise en conformité. Non pas de l’interdire ou de la fermer définitivement. Nous ne sommes pas là pour brandir le gourdin, on espère que la menace suffira » a confirmé Claude Malhuret qui est certain que plusieurs des propositions du rapport « sont susceptibles d’avoir une traduction législative ». « Je ne doute pas que des groupes parlementaires à l’Assemblée nationale et au Sénat vont se saisir du sujet pour déposer des propositions de loi dès la rentrée d’octobre ».
Sans surprise, TikTok s’est ému d’un rapport « qui ne reflète pas fidèlement les faits » et avec lequel, elle est « en profond désaccord ». « Nous avons passé de nombreux mois et plus de six heures sous serment à répondre à des centaines de questions et avons, par ailleurs, coopéré tout au long de ce processus. Il est décevant que la commission ait consacré autant de temps et de ressources pour remettre en avant les mêmes perceptions erronées » ont répondu à nos confrères du Monde, les dirigeants France de la plateforme. ■
*La tactique TikTok : opacité, addiction et ombres chinoises – Rapport n° 831 déposé le 4 juillet 2023.
Lancée en France en septembre 2016, TikTok France compte plus de 22 millions d’inscrits, surtout des mineurs, sur un total d’un milliard d’utilisateurs mondiaux.
Harcèlement scolaire : TikTok visé par une plainte pour incitation au suicide
Les parents de Marie, 15 ans, qui s’est suicidée en septembre 2021 ont déposé plainte contre TikTok pour « provocation au suicide », « non-assistance à personne en péril » et « propagande ou publicité des moyens de se donner la mort ». La plainte a été déposée début septembre auprès du parquet de Toulon. Ils dénoncent « l’algorithme extrêmement puissant » du réseau chinois qui aurait poussé leur fille qui « était mal » au suicide. « TikTok a évidemment sa part de responsabilité dans le passage à l’acte. Les plates-formes, les réseaux sociaux, jouent un rôle face à un adolescent qui est déjà en extrême fragilité psychologique du fait du harcèlement qu’il subit » a expliqué à Franceinfo l’avocate des parents Laure Boutron-Marmion. Il est « incontestable que Marie était mal et qu’elle l’a exprimé très expressément » et, « par l’algorithme, l’adolescente a reçu en masse ces vidéos qui sont sur le même thème et qui ne peuvent que conduire à être encore plus mal » a-t-elle précisé.
TikTok condamné
La Data Protection Commission (DPC), le régulateur irlandais de la vie privée qui agit au nom de l’Union européenne, a annoncé le 15 septembre dernier, dans un communiqué, infliger une sanction de 345 millions d’euros à l’encontre de TikTok pour ne pas avoir respecté ses règles de protection des données (RGPD) dans le traitement d’informations concernant des mineurs. TikTok Technology Limited a trois mois pour se mettre en conformité. C’est l’aboutissement d’une enquête ouverte en 2021. Le réseau chinois qui estime que « les critiques de la DPC se concentrent sur des fonctionnalités et des paramètres qui étaient en place il y a trois ans, et que nous avons modifiés » s’est déclaré « respectueusement en désaccord avec la décision, en particulier le niveau de l’amende imposée ».