« La pratique statistique est attestée depuis la Haute Antiquité. Elle consiste originairement en une collecte de données relatives à l’administration du territoire ; elle répond en ce sens déjà à un besoin de nature politique ». Comme nous le précisons dans notre essai, « le XVIIème siècle, en France, marque un tournant dans l’histoire de la discipline avec – hors du champ de l’administration des affaires civiles – un arrimage fort de l’activité statistique au pouvoir royal ; non plus seulement pour satisfaire aux exigences de la bonne organisation du pays, mais également pour faire de cette science en devenir l’un des instruments techniques même de l’exercice du pouvoir ». Elle n’a depuis jamais cessé de l’être. Pour éviter le « fait du Prince », le gouvernant contemporain doit convoquer, à l’appui de ses décisions, des données réputées vérifiables et objectives. Le recours à la statistique est ainsi légitimé au sein de nos démocraties occidentales.
Paradoxalement, les nombreuses données statistiques qui structurent le débat sont, souvent partiellement, parfois totalement erronées, et ce, pour trois raisons essentielles : par malignité, par incompétence ou par négligence de la part des locuteurs. Par malignité, en raison de la prime rhétorique accordée à celui qui énonce un propos, même faux, par rapport à celui qui doit la réfuter. Par incompétence, du fait de la complexité inhérente au matériau mathématique technique dont les statistiques sont faites. Par négligence, aussi, tant il est difficile, pour le citoyen comme pour le responsable politique, d’en revenir systématiquement aux études académiques de référence ou de pouvoir consulter les données brutes et les notices méthodologiques des statistiques discutées.
Comme le politiquement correct, le statistiquement correct constitue une duperie. Le politiquement correct empêche le débat en en réduisant les potentialités discursives, le statistiquement correct nuit à sa bonne tenue en assurant la promotion d’arguments d’autorité fallacieux mais réputés fiables en raison de leur nature quantitative. Affirmer que « le chômage baisse » en omettant de préciser la période de référence et la catégorie envisagée relève du statistiquement correct. Prétendre que « l’efficacité d’un vaccin est de 95 % » sans indiquer s’il protège contre la contamination ou le risque de décès, ni même se soucier de sa cinématique d’efficacité ; laisser croire qu’une partie de la population travaille « gratuitement » à partir d’une certaine période de l’année en raison d’une « discrimination systémique » en se gardant d’établir au préalable une base de comparaison homogène en temps de travail, pénibilité, risque, qualification et fonction ; se complaire dans la baisse apparente de la « criminalité » en ne retenant qu’un indicateur en progression alors que tous les autres sont défaillants ; pérorer au sujet de l’influence néfaste de certaines pratiques culturelles sur la base de corrélations prises pour des causalités, voilà d’autres assertions statistiquement correctes et parfaitement incorrectes en toute rigueur statistique. L’évidence d’un propos statistique ne doit pas susciter l’approbation ou l’agrément tacite, il doit au contraire interpeller.
Pour ce faire, il importe de lutter contre nos biais cognitifs : le « biais de confirmation » qui nous conduit à ne retenir que ce qui accrédite notre vision du monde ; le « biais d’ancrage de fausses croyances » qui conditionne l’acceptabilité d’un argument à nos croyances antérieures ; le « biais de représentativité » qui nous incite, malgré nous, à accepter la validité d’inférences de portée générale établies abusivement sur la base de faits particuliers. « L’existence de biais est liée à la nature même du développement cognitif de l’espèce humaine. Elle relève également de stratégies innées ou acquises liées à la gestion de l’imperfection des relations sociales que tout individu entretient avec ses congénères. Les idéologies et croyances, par leur position en surplomb de la stricte rationalité, contribuent à exacerber ou à modérer ces stratégies sociales ; en ce sens, elles participent également à la persistance de biais ». Il faut en avoir conscience pour lutter contre ces inclinations dangereuses auxquelles nous sommes tous confrontés.
La question de la persistance du « statistiquement correct » dans nos sociétés est centrale. Il est important que nous nous saisissions collectivement de ce sujet si nous souhaitons l’accomplissement d’une démocratie éclairée, responsable et moderne. Nous plaidons pour une éthique de la responsabilité statistique fondée sur huit principes cardinaux dont nous présentons ici les plus notables. Principe premier – « seul le significatif peut être signifiant » : il existe des indicateurs qui permettent d’évaluer la pertinence d’un résultat statistique qu’il convient de ne pas négliger si l’on veut pouvoir établir des principes généraux à partir de données particulières. Principe deuxième – « Disposer des compétences adéquates » : l’innumérisme, l’incapacité à raisonner dans la langue des mathématiques élémentaires constitue un écueil évident auquel la population générale est souvent confrontée, certes, mais qui concerne aussi souvent les professionnels du journalisme et les responsables politiques. Principe troisième – « Sur l’organisation des rédactions et des institutions » : « il n’est aucune rédaction de média sérieux d’envergure sans secrétaire de rédaction [… ] Bien qu’il soit très fréquent que des articles ou des enquêtes manipulent des données quantitatives ou traitent de problématiques ayant une dimension statistique avérée, il n’existe généralement pas de fonction similaire qualifiée du point de vue du traitement de la donnée chiffrée. Il en va de même au sein des grandes institutions pour ce qui relève des publications courantes ». Principe quatrième – « Exiger sources quantitatives et détails méthodologiques » : pour être valide scientifiquement, toute étude doit être librement reproductible par un tiers indépendant. Principe cinquième – « L’intolérance aux fraudes » : la manipulation consciente d’un résultat n’est pas un péché véniel, il s’agit d’une atteinte lourde à la bonne marche de nos processus démocratiques.
Le respect de ces principes ne saurait tarir parfaitement le flux du « statistiquement correct » ; il peut néanmoins l’assécher. C’est pourquoi nous devons ensemble les faire nôtres. Comme le précise la sociologue et politologue Dominique Schnapper (1) : il existe « une différence fondamentale entre les régimes totalitaires où le mensonge est utilisé comme une arme absolue et le mensonge lié à la logique de l’élection dans les démocraties. Les théoriciens du totalitarisme et les écrivains, [comme Orwell et Soljenitsyne], ont démontré que le mensonge est, avec la violence, l’instrument intrinsèque de leur pouvoir. Le mensonge par omission ou par présentation biaisée ou incomplète qui sont propres aux démocraties est d’un autre ordre, puisqu’il peut toujours être critiqué et discuté librement ». ■
* Sami Biasoni est Docteur en philosophie et diplômé en sciences cognitives de l’École normale supérieure, professeur chargé de cours à l’ESSEC. Il a dirigé en 2022 l’ouvrage collectif Malaise dans la langue française et a publié Le Statistiquement correct aux Éditions du Cerf en septembre 2023.
1. A. Barbanel et I. de Mecquenem, « La démocratie peut mourir de ses excès comme de ses insuffisances » (entretien, en ligne), Le DDV, n° 687, été 2022, consulté le 12 janvier 2023.