La loi Macron comporte dans le champ des transports une innovation majeure : la possibilité de créer, sur la base d’initiatives privées, des services réguliers de transport de voyageurs par autocar. Ce type d’offre de transport est courant dans des pays comme le Royaume-Uni, l’Espagne ou la Turquie. Mais, en France comme en Allemagne, pour éviter de voir se développer une concurrence néfaste pour le chemin de fer, ce type de service était, depuis l’entre-deux-guerres, étroitement encadré. En France, la Loi d’orientation sur le transport intérieur (LOTI, 1982) avait conforté cette situation en créant des autorités organisatrices de transport (AOT) en charge de mettre en place les services routiers de voyageurs. Ce monopole public de l’initiative fut conforté en 2000 par la loi Solidarité et Renouvellement Urbain (SRU) qui confie aux régions la charge d’organiser les transports régionaux de voyageurs, par le train ou par autocar.
La Loi Macron change le cadre réglementaire puisque les services routiers de transport de voyageurs sont déréglementés. Sous la contrainte de respecter une distance d’au moins 100 km entre deux arrêts, des entreprises privées peuvent développer leurs propres services en se finançant par les seules contributions des usagers. En Allemagne, où la libéralisation a vu le jour il y a trois ans, le succès a été immédiat. De 2 millions de voyageurs par an en 2012, le trafic a atteint presque 20 millions en 2014 et il continue de se développer. Les raisons de ce succès sont simples ; le prix d’un voyage en car est pour l’usager, 3 à 4 fois moins élevé que le billet de train pour le même itinéraire, avec un temps de parcours souvent proche. Ainsi, pour aller de Berlin à Munich, il en coûte 22 euros en car (13 fréquences quotidiennes), pour un trajet de 6h, contre 5h30 en train. Le prix de base du billet de train est de 142 euros. La Deutsche Bahn propose des promotions à 65 euros, 3 fois plus cher ! Les autocars attirent donc d’une part des clients peu solvables qui n’auraient pas voyagé autrement (un peu plus de 50% de la clientèle) et d’autre part des usagers des autres modes (train, covoiturage, automobile).
Sur la base de l’expérience allemande, beaucoup d’opérateurs viennent en France de se lancer dans l’aventure :
• des firmes françaises comme Transdev (Eurolines et Isilines), la SNCF (OUI-Bus, qui remplace ID-Bus), le groupement d’entreprises régionales REUNIR (Starshipper) ;
• des firmes étrangères comme l’anglais Megabus ou l’allemand Flixbus
Les lignes récemment ouvertes l’ont été, avec des prix d’appel très faibles (5 euros !) sur l’axe doté du plus gros potentiel : Londres – Lille - Paris – Lyon - Barcelone. Selon les segments, 3 à 4 nouveaux entrants y sont en concurrence. Il s’agit ici d’une logique d’écrémage sur des relations où la demande totale est de plusieurs milliers de passagers par jour. Sur certaines de ces relations, les autocars sont en concurrence directe avec le TGV qui bénéficie d’un temps de parcours bien plus faible que l’autocar. Ce dernier ne pourra donc pas attirer une part de marché très importante. Du fait de l’importance du réseau TGV en France, et de son extension prochaine (2017), le succès des autocars sera, sur certaines relations, moindre qu’en Allemagne.
Mais les nouveaux entrants s’intéressent aussi aux liaisons transversales comme Brest – Nantes – Paris, Bordeaux – Lyon – Turin, Dijon – Strasbourg, Nantes – Bordeaux ou Montpellier – Clermont-Ferrand. Sur ces relations de moyenne distance, et beaucoup d’autres comme Lyon – Grenoble, Nancy- Dijon ou Nice – Marseille, le temps de parcours est le même qu’en train, voire inférieur, ce qui laisse présager des trafics élevés.
Il est donc probable que l’effet de rattrapage va jouer à plein. En répondant, grâce à des prix attractifs, à une demande peu solvable mais importante, les services d’autocar vont attirer beaucoup de clients. Comme à chaque fois que la concurrence s’installe, il y aura des échecs. Toutes les lignes n’auront pas le même succès. Mais si, en deux ou trois ans, nous atteignons ne serait-ce que la moitié du trafic allemand, alors l’impact ne concernera pas que les voyageurs. Les concurrents de l’autocar libéralisé, c’est-à-dire le covoiturage, le transport ferroviaire et les autocars réglementés vont perdre des parts de marché.
L’effet de rattrapage peut donc se transformer en dynamitage des équilibres actuels. Car si la Loi Macron est « sociale » au sens où elle donne du pouvoir d’achat à des personnes à faible revenu, elle est aussi « libérale » dans la mesure où elle laisse à l’initiative privée la possibilité de contribuer à définir l’intérêt général dans le champ du transport collectif. Dans ce domaine, la situation était caractérisée par 4 réponses claires à 4 questions simples :
• Qui pense ? L’autorité organisatrice.
• Qui opère ? Des firmes publiques ou des firmes privées par délégation de service public.
• Qui utilise ? Des usagers plus ou moins captifs du transport collectif.
• Qui paie ? Les usagers très partiellement et les fonds publics très majoritairement.
Déjà, avec le covoiturage, cet équilibre avait été mis à mal comme le montrent les trafics décevants du TGV et un plafonnement depuis 2 ou 3 ans des trafics TER ou TET. Avec les autocars, la remise en cause est de même nature mais de plus grande ampleur car c’est non seulement le transport lui-même qui retombe dans le champ du secteur privé mais aussi sa planification et son financement. Le premier changement de taille est que le rapport entre le client et le transporteur change totalement. Ce dernier doit fournir, même pour un prix modeste, une fiabilité (respect des horaires) et une qualité nouvelle pour les transports collectifs (confort des sièges, prises électriques, wifi en libre accès…). La disparition de la subvention publique et du principe même de l’autorité organisatrice publique constituent le second changement, encore plus marqué, l’équivalent d’une révolution culturelle. On peut penser que les nouveaux exécutifs régionaux qui s’installeront début 2016 regarderont de près leur offre ferroviaire régionale qui leur coûte entre 15 et 20 euros chaque fois qu’un voyageur TER fait 100km ! Par quel miracle, se diront-ils, les autocars, y compris ceux de la filiale de la SNCF, vont-ils, à terme, gagner de l’argent là où ils doivent largement subventionner ?
Les élus se retrouvent dans une situation nouvelle. Ils ne sont plus les seuls dépositaires de l’intérêt général. C’est ce qui explique leur méfiance à l’égard de la Loi Macron et leur tentative d’étendre à 200 km la distance minimale entre deux arrêts (en Allemagne, elle est de 50 km). De même que beaucoup se méfient des sites privés de covoiturage et de la façon dont Internet bouleverse les rôles respectifs du marché et des administrations, de même la déréglementation des autocars ôte des responsabilités aux pouvoirs publics et peut même rendre obsolètes leurs interventions traditionnelles. Car si le succès est au rendez-vous pour les autocars, de redoutables questions vont se poser sur la zone de pertinence des transports collectifs de voyageurs et des autorités qui en ont la charge. Qui pense ? Qui opère ? Qui utilise ? Qui paie ? Nous n’avons pas fini de voir apparaître des réponses nouvelles à ces questions dans les prochaines années. Pour s’en convaincre, il suffit de se poser les questions suivantes et d’y répondre en tenant compte de la nouvelle donne de la loi Macron et d’estimations qui considèrent que le covoiturage et les autocars libéralisés pourraient à terme s’adjuger 10 à 15% du trafic de voyageurs en France.
• Faudra-t-il abandonner certaines lignes départementales ou régionales d’autocar ?
• Faudra-t-il aussi et surtout revoir la desserte sur certaines lignes ferroviaires, voire leur existence même ?
• Plus provocateur, pourquoi ne pas demander à Transdev ou à la DB d’opérer, à moindre coût, certains trains régionaux, comme ils le font en Allemagne, entre autres.
• Pire encore pour la symbolique de la modernisation des territoires, le développement des autocars sur autoroute ne va-t-il pas rendre obsolètes, par baisse du trafic potentiel, certains projets de LGV dont les élus locaux rêvent depuis des années ?