Il en va ainsi de la décision inédite de la CNIL du 21 décembre 2023 autorisant Microsoft à héberger la future plateforme « EMC2 » visant à mettre en œuvre un traitement automatisé de données à caractère personnel pour constituer un entrepôt de données dans le domaine de la santé – et ce malgré le risque que « les autorités états-uniennes sont susceptibles d’adresser à Microsoft des injonctions de communication des données qu’il héberge »… Le plus inquiétant, dans cette affaire, étant que la CNIL a motivé sa décision par le fait « qu’aucun prestataire potentiel ne propose d’offres d’hébergement répondant aux exigences techniques et fonctionnelles [… ] pour la mise en œuvre du projet EMC2 dans un délai compatible avec les impératifs de ce dernier ».
Il en va de même de la décision d’EDF de confier à AWS (Amazon) une partie de son système d’information consacré aux pièces de son parc nucléaire dans le cadre d’une réforme d’un montant de 860 millions d’euros. Cette information, dans un premier temps révélé par Le Canard enchaîné, a été confirmée le 19 février dernier par le PDG d’EDF, Luc Rémont, qui s’est empressé de préciser que les applications envisagées ne concernent pas les données confidentielles des centrales nucléaires…
Plus inquiétante encore pour l’avenir de l’écosystème numérique européen est l’annonce en grande pompe par Google le 12 février dernier du versement de 25 millions d’euros pour aider les Européens à développer leurs compétences en matière d’intelligence artificielle (IA). Matt Brittin, président de Google Europe, précisant même dans son communiqué que « dans le cadre de l’AI Opportunity Initiative for Europe, nous annonçons aujourd’hui un financement de 25 millions d’euros de Google.org pour soutenir la formation et les compétences en IA des citoyens de toute l’Europe, en mettant particulièrement l’accent sur les communautés vulnérables et mal desservies. Nous commencerons par consacrer 10 millions d’euros à doter les travailleurs des compétences dont ils ont besoin pour éviter d’être laissés pour compte ». Il est important de noter que, dans son communiqué, Matt Brittin rappelle que depuis 2015, avec le programme Grow with Google, le groupe de Mountain View a formé plus de douze millions de personnes à travers l’Europe aux compétences numériques « en partenariat avec les gouvernements, les associations de petites entreprises, les syndicats, les ONG et les communautés locales ». Cette déclaration synthétise assez parfaitement la situation critique de l’écosystème numérique européen, et le décrochage économique sévère qui en découle.
Ces trois exemples récents illustrent la dépendance numérique quasi complète de l’Europe. Les géants numériques américains, mais aussi chinois, ne font qu’acter cette dépendance technologique dont nous sommes autant, si ce n’est davantage, responsables qu’eux. Leur objectif est désormais de nous former à l’utilisation de leurs technologies pour que l’Europe reste une zone économiquement « bancable » pour leurs produits.
De fait, la croissance mondiale est tirée depuis plus de vingt ans par le secteur numérique. Cette réalité est bluffant lorsque l’on observe la capitalisation des GAFAM : 2 900 milliards pour Microsoft, 2 800 milliards de dollars pour Apple, 1 760 milliards pour Alphabet, 1 735 milliards pour Amazon et 1 202 milliards pour Meta. La capitalisation de chacune de ces entreprises est individuellement supérieure au PIB annuel de plus de 170 pays dans le monde.
Ce phénomène devient encore plus évident lorsqu’on examine, sur la même période (vingt ans), le classement des entreprises européennes à l’échelle mondiale tous secteurs confondus, puis spécifiquement dans le secteur du numérique. Ainsi en 2005, on comptait 34 entreprises européennes (UE et hors UE) parmi les cent premières capitalisations mondiales alors qu’en 2023, seules dix entreprises sont européennes (7,13 % du classement), pour 60 entreprises américaines (67,1 %) et 13 chinoises (8,4 %). Le secteur numérique quant à lui représente près de 30 % de l’ensemble de la capitalisation boursière mondiale.
Non seulement le secteur numérique tire la croissance mondiale depuis plus de vingt ans mais il constitue une part de la capitalisation boursière mondiale qu’aucun autre secteur n’atteint, pas même les secteurs énergétiques ou bancaires. Pourtant les entreprises européennes représentent aujourd’hui moins de 5 % de la capitalisation des cinquante premières entreprises technologiques mondiales. L’Europe est absente dans des domaines tels que le hardware, le software, l’IA et les data centers. Si l’on regarde les 500 plus grandes entreprises technologiques mondiales, les États-Unis représentent 73,34 % du total de leurs capitalisations et les pays asiatiques (Chine, Taïwan, Japon, Corée du Sud, Singapour, Hong Kong) 17,96 %. L’UE plafonne à 5,3 %. La situation est malheureusement encore plus dramatique dans les secteurs d’avenir comme celui de l’IA. Sur les quarante premières capitalisations mondiales, on ne trouve qu’une entreprise européenne à la 21ème place, et elle est anglaise. Nous sommes donc bien loin des fanfaronnades du Commissaire européen Thierry Breton de décembre 2023 qui exultait : « L’Europe va devenir le meilleur endroit au monde pour faire de l’intelligence artificielle »…
La relation entre la dépendance numérique de l’Union européenne et son déclin économique est saisissante si on l’analyse en termes de PIB. Ainsi, en 2022, le PIB de l’UE représentait 17 320 milliards de dollars et celui des États-Unis, 25 440 milliards de dollars. Le décrochage du PIB de l’UE qui a commencé dans les années 1990 ne cesse de s’accroître depuis à un rythme de plus en plus important. Il atteint désormais 8 690 milliards de dollars et s’est encore accru en 2023. L’ordre de grandeur de cet écart de PIB représente la moitié du PIB de l’Union européenne, alors que les États-Unis ne comptent que 331 millions d’habitants et l’UE près de 447 millions.
Le lien direct entre le droit européen de la concurrence, compétence exclusive de l’UE, et l’affaissement systémique des économies des États membres devient évident quand on l’observe sur une période longue. De fait, l’ensemble de la structure du droit européen de la concurrence repose sur l’idée que les objectifs fondamentaux des règles de l’UE consistent à garantir le bon fonctionnement du marché intérieur au profit du consommateur, en oubliant l’outil de production, la concurrence entre zones géographiques mondiales et les intérêts des nations. En conséquence, rien de ce qui s’observe aux États-Unis ou en Chine n’est imaginable en Europe : ultra-concentration, ultra-capitalisation, ententes entre entreprises, aides d’États et marchés réservés, permettant aux entreprises d’atteindre des tailles suffisantes sur le marché mondial dans des secteurs où la règle qui prévaut est « the winner takes all » (le gagnant prend tout).
Les économies des États membres sont les victimes directes de la politique par la norme que conduit l’UE depuis les années 1990. Les géants numériques américains viennent de nous donner une nouvelle leçon de choses, froide et réaliste. Si les Européens ne réagissent pas, ils risquent de sortir de l’histoire en devenant des inadaptés pour l’utilisation de technologies qu’ils ne produisent plus. ■
*Vient de publier le rapport La stratégie énergétique européenne aura-t-elle raison de l’écosystème numérique européen ?
https://institut-thomas-more.org/2024/01/25/33004/