Président de la mission d’information du Sénat sur la gestion durable de l’eau, qui a travaillé entre février et juillet 2023 dans un esprit transpartisan avec notre rapporteur le sénateur socialiste de Gironde Hervé Gillé, j’ai voulu d’abord que l’on fasse un état des lieux objectifs de la situation de la ressource en eau dans notre pays, pour ensuite pouvoir faire des propositions concrètes d’évolution de nos politiques publiques en évitant deux écueils.
Le premier écueil est celui du déni de réalité : le changement climatique produit déjà ses effets sur le cycle de l’eau. L’hexagone est globalement bien arrosé : plus de 500 milliards de m3 par an de précipitations, dont un peu plus d’un tiers sont des pluies dites « utiles », allant dans les nappes ou les cours d’eau. On devrait donc largement couvrir nos besoins, qui sont assez stables, puisqu’on ne prélève qu’un peu moins de 30 milliards de m3 chaque année, dont la moitié pour le refroidissement des centrales nucléaires, qui sont fortement sollicitées en hiver, lorsque l’eau ne manque pas.
Les chiffres globaux sont rassurants, mais certaines tendances sont inquiétantes. D’abord rappelons que 90 % de l’eau tombe en automne et en hiver. Par ailleurs, les territoires sont dans des situations très différentes selon le relief, le profil du réseau hydrique, la nature du sous-sol et l’existence ou pas de nappes profondes. Nous avons la chance d’avoir des massifs montagneux qui sont autant de « châteaux d’eau » bénéficiant de gros volumes de précipitations (jusqu’à 2 000 mm par an), capables de stocker l’eau de pluie sous terre ou de la restituer au printemps et en été quand la neige se met à fondre. Les régions du Sud de la France sont habituées aux variations saisonnières de pluviométrie et ont construit depuis bien longtemps des instruments de gestion quantitative de l’eau. À la fois pour se préserver contre les inondations et pour produire de l’électricité, nous avons aussi créé depuis un siècle de nombreuses retenues dans nos montagnes qui servent aussi à l’irrigation agricole.
Mais nous devons faire face à une réalité nouvelle : la ressource en eau renouvelable a baissé de 14 % depuis les années 1990. L’étude explore 2070 menée au début des années 2010 prédisait une baisse de la recharge des nappes de 10 à 25 %, une baisse des débits des cours d’eau de 15 à 40 % et une baisse des débits d’étiage encore plus prononcée, une augmentation de la variabilité des précipitations conduisant à alterner épisodes de pluies intenses et sécheresses prolongées. La version 2 de l’étude Explore, associant l’INRAE, Météo-France, le BRGM et des partenaires académiques est en cours et devrait affiner ces chiffres. Avec une augmentation plus rapide de température que ce qui était retenu dans la première version d’Explore, conduisant à une évapotranspiration accrue, avec une imperméabilisation des sols néfaste à l’infiltration de l’eau, les perspectives sont celles d’une aggravation des tensions sur l’utilisation de l’eau. On le voit déjà dans certains départements : ainsi les Pyrénées-Orientales sont frappées depuis plusieurs années par une sécheresse quasi-continue du fait de précipitations extrêmement faibles et trop peu fréquentes.
Les responsables politiques à l’échelle nationale comme ceux qui à l’échelle locale doivent gérer l’eau pour leurs administrés, ainsi que l’ensemble des utilisateurs : industriels, énergéticiens, agriculteurs irrigants, doivent donc tous prendre en compte la nouvelle donne.
Il existe aussi un deuxième écueil : celui d’une surestimation des contraintes et d’une condamnation un peu trop rapide des cadres de notre politique de l’eau. Depuis la grande loi de 1964, la France dispose d’une gestion originale et performante, reposant sur les bassins hydrographiques avec pour chacun d’entre eux un outil administratif et financier, l’Agence de l’eau, et une planification à travers les Schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux (SDAGE). Ce cadre a été repris au niveau européen, preuve que les français peuvent être une source d’inspiration à Bruxelles. Il a su également évoluer, en particulier pour prendre en compte l’enjeu de la qualité de l’eau et de la préservation des écosystèmes aquatiques. Certes, nous sommes loin de l’atteinte de l’objectif de bon état de l’ensemble des masses d’eau fixé par la directive-cadre sur l’eau mais les pollutions d’origine domestique ou industrielle sont de mieux en mieux maîtrisées, même si nous devons rester vigilants face aux nouveaux polluants : résidus chimiques, de médicaments, de cosmétique, micro-plastiques.
Notre cadre de gestion de l’eau doit évoluer, mais en conservant l’acquis de 60 ans d’expérience. Le rapport de la mission du Sénat rappelle l’importance d’une approche par territoire, au plus près des utilisateurs et acteurs locaux. C’est à cette échelle que doit être appréhendé l’objectif de sobriété fixé par le Président de la République dans son « plan eau » de 53 mesures annoncé au printemps 2023.
Les collectivités territoriales sont en première ligne à travers leur mission de fourniture de services d’eau potable et d’assainissement, c’est-à-dire de gestion du petit cycle de l’eau. Beaucoup incitent déjà aux économies d’eau. Mais sur les près de 5 millions de m3 mis en distribution, nous avons presque 1 million de m3 perdus dans des fuites. Un soutien financier substantiel des Agences de l’eau doit encore être envisagé pour lutter contre les fuites, particulièrement dans les zones rurales et d’habitat dispersé. Par ailleurs, l’interconnexion des réseaux doit progresser pour être plus résilient face aux crises. Les collectivités sont aussi de plus en plus impliquées dans la gestion du grand cycle : préservation ou restauration des zones humides, entretien des digues, contrats de rivière. Mais là aussi les moyens ne suivent pas toujours en particulier pour les petites intercommunalités qui doivent faire face à des charges disproportionnées au titre de la GEMAPI. Une politique de l’eau efficace passe par le réarmement de nos collectivités pour faire face à tous ces enjeux.
Enfin, l’agriculture ne doit pas être la grande sacrifiée des futures orientations de la politique de l’eau. Certes, faire pousser des plantes consomme de l’eau : environ 3 milliards de m3 par an, dont l’essentiel au printemps et en été, quand l’eau se raréfie. Seulement 6,8 % de la surface agricole utilisée (SAU) est irriguée. Ce chiffre est en progression mais je note que malgré le réchauffement climatique, qui accroît le stress hydrique, la consommation totale d’eau par les agriculteurs reste stable. Les agriculteurs irrigants s’adaptent en optimisant leurs outils (irrigation de précision), en adoptant des variétés plus résistantes, en adaptant leurs pratiques. Ils ont d’ailleurs intérêt à maîtriser leur consommation car ils versent eux aussi des redevances pour prélèvement aux Agences de l’eau.
Stocker l’eau est la solution mise en œuvre depuis des décennies afin de faire face aux aléas de pluviométrie et aux décalages entre les moments où l’eau est abondante (en automne et en hiver) et ceux où l’on en a besoin sans que la nature puisse nous en fournir en quantité suffisante (au printemps et en été). Or, nous assistons à une remise en cause radicale de cette pratique de bon sens. La mission sénatoriale a tenté de comprendre pourquoi. Les effets des prélèvements sur les milieux doivent certainement être mieux connus. Mais condamner d’emblée les retenues relève du parti pris idéologique plus que de la science. L’évaporation de l’eau stockée n’est pas massive et probablement limitée à quelques pourcents des volumes stockés. Dans les territoires où les nappes sont très réactives et débordent l’hiver lorsque les pluies sont abondantes, il n’est pas stupide de la capter dans des retenues pour l’utiliser l’été. Cela permet même de ne plus pomper du tout d’eau l’été et d’améliorer les étiages. Nos agriculteurs n’ont aucun intérêt à dégrader leur environnement et les manifestations agricoles récentes sont venues rappeler qu’ils ne pouvaient plus être traités avec mépris et condescendance, y compris sur le sujet sensible de l’eau. Territoire par territoire, aux élus et aux parties prenantes de trouver des solutions équilibrées préservant tant la qualité que la quantité de notre or bleu. ■