Comme si la culture du silence était indispensable au fonctionnement d’une armée, à sa discipline militaire et qu’elle ne pouvait être évoquée sans faire courir un risque redouté.
Pourtant cette culture est récente, elle date en France de Napoléon qui a imprimé sa marque définitive sur l’école spéciale militaire de Saint-Cyr. Dans son esprit, « la guerre est un art tout d’exécution » et par conséquent les officiers n’avaient pas besoin de débattre puisque l’empereur prenait à sa charge l’intégralité de la réflexion stratégique et politique.
Cette culture du silence n’est pas l’usage dans d’autres armées. En Grande-Bretagne par exemple, où très peu d’officiers font une carrière longue, la tradition démocratique veut qu’une fois passée la nécessaire obligation du secret opérationnel, chacun peut prendre la plume pour témoigner de ce qu’il a fait. Ainsi sont racontés les faits, peu discutables en soi, seule leur interprétation est l’objet de débats. Et la société britannique se tient très au fait de ses engagements militaires, qui font l’objet de discussions informées et approfondies.
J’observe dès à présent que la publication de ce récit suscite des réactions très diverses dont les auteurs peuvent se répartir en plusieurs groupes.
La Madeleine de Proust
Certains de mes anciens compagnons d’armes, en particulier ceux qui lisent avant de commenter (en privé), me font des retours empreints de nostalgie sur cette période qui nous ramène à l’aube de notre carrière.
Ils me disent combien ils apprécient d’avoir un témoignage authentique sur cette culture très particulière de ces officiers qui ont appris à Saint-Cyr « à faire la guerre et à se taire ». Tous affirment qu’ils ont leur propre interprétation des faits que je relate, mais qu’ils sont impressionnés par cette masse de souvenirs qui n’avaient bien sûr jamais été publiés.
Pour autant, leur souhait commun est de garder dans une forme d’intimité la nature de ces échanges marqués d’une grande bienveillance.
Les gardiens du silence des armées
Ceux qui m’ont écrit leur satisfaction personnelle de lire ce témoignage se taisent malheureusement sur la scène publique, laissant dès lors la place à ceux qui s’expriment – une fois n’est pas coutume – mais seulement avec des insultes et des invectives en guise d’arguments.
Avec grossièreté et agressivité, les gardiens du Silence des armées – qui ne sont pas seulement des militaires – écrivent leurs réactions scandalisées ou leur refus face à ce sujet. Le trait commun, en particulier des réactions les plus virulentes, est qu’elles proviennent toujours de contempteurs qui n’ont pas lu une ligne de ce récit.
Ainsi les gardiens du silence se réfugient dans des convictions solidement ancrées dans le déni d’une Grande Muette qu’il convient de ne pas raconter, probablement effrayés de finir par se questionner.
J’espérais – et j’espère encore – que l’armée de terre m’invite à débattre de ce sujet, à Saint-Cyr bien sûr et à l’école de guerre aussi, le temple de la formation des officiers supérieurs de nos armées. Mais pour l’instant, la réaction collective de l’institution semble être plutôt d’attendre patiemment, dans un silence que je n’ose qualifier de « religieux », que le flux d’actualité fasse oublier cette question qui pourrait la faire douter aussi…
Un sujet de réflexion
La question de la culture du silence interroge peu mes camarades cyrards, comme si cela était une norme définitivement intégrée et qu’il ne convenait pas de questionner, mais elle interroge volontiers d’autres militaires et plus encore ceux qui s’intéressent à la défense sans avoir forcément une quelconque ou profonde culture militaire.
La vénérable institution de la Cour des comptes vient même de publier un rapport sur l’académie de Saint-Cyr, en évitant cependant ce sujet pourtant clef du lien et de l’ouverture à notre société.
A contrario, des médecins militaires, d’anciens sous-officiers, officiers de marine et de l’armée de l’air, de même que des officiers de l’armée de terre qui n’ont jamais fait partie de cette « élite saint-cyrienne » me posent de nombreuses questions. Ils sont rejoints par des « civils », notamment des universitaires, des reporters et quelques politiques qui se demandent en particulier quelles sont les conséquences – positives et négatives – de cette culture du silence si profondément ancrée, ou plutôt « apprise au berceau », chez les saint-cyriens.
Faut-il la remettre en cause ? Savons-nous anticiper les conséquences d’une telle évolution ? Mais tous se rejoignent sur les effets les plus négatifs de la Grande Muette et notamment sur le « dangereux sentiment de protection » qu’elle a pu apporter aux officiers confrontés à des situations compliquées. Pourtant, la jurisprudence sur le sujet est d’une grande clarté depuis le procès de Nuremberg : la responsabilité d’un officier est pleine et entière, quels que soient les ordres reçus. Un officier dispose en effet de cette responsabilité redoutable dans l’organisation militaire de pouvoir dire non, même si Saint-Cyr évite soigneusement ce point crucial.
S’interroger sur la sortie de cette culture historique du silence de l’armée française, et empêcher que puisse se reproduire par exemple une affaire aussi grave et dramatique que le soutien apporté aux génocidaires du Rwanda sur ordre de l’Elysée, leur apparaît comme une évidence. Mais comment procéder sans faire disparaître pour autant une académie réputée dans le monde entier pour la qualité des officiers qui en sont sortis ?
Relier Saint-Cyr à la société et aux grandes institutions d’enseignement
Le rapport de la cour des comptes évoque sa transformation juridique en établissement publique afin de positionner Saint-Cyr parmi les grands établissements de formation. Cela l’ouvrirait formellement aux partenariats, alors que Cyr n’est actuellement qu’une subdivision hiérarchique de l’armée de terre, avec une autonomie de gestion comme d’enseignement proche du néant.
De fait, la culture du silence qui est un des fondements de l’enseignement de Saint-Cyr gagnerait à évoluer vers une culture du débat qui n’est pas contradictoire avec le respect du secret professionnel, la discipline en opération et l’obligation de réserve qui sied à tout serviteur de l’Etat.
Une transformation en profondeur commencerait par l’ouverture de Saint-Cyr à la société que l’institution militaire affirme vouloir protéger. Ce bocal, qui est un héritage napoléonien dépassé sous bien des aspects, gagnerait à se connecter au monde qui l’entoure, en commençant par son recrutement. Saint-Cyr est probablement la dernière « grande école » en France où les femmes représentent à peine 10 % d’une promotion…
Pour notre société « civile », qui porte une large part de responsabilité dans le fait qu’elle-même parle si peu à son armée, le choix n’est pas encore fait. Elle sait que l’armée ne se réformera pas d’elle-même, mais cette société s’intéresse-t-elle assez à son institution militaire alors qu’elle découvre avec la guerre en Ukraine qu’elle n’a jamais été aussi menacée ? ■
*Saint-cyrien, Guillaume Ancel est un ancien lieutenant-colonel, breveté de l’Ecole de Guerre et de l’Institut royal supérieur de défense de Bruxelles. Il a quitté l’armée de terre à mi-parcours pour rejoindre le monde des entreprises, il est aussi chroniqueur radio et TV. Il a publié aux Belles Lettres des récits particulièrement réalistes sur ses opérations militaires, dont il est un des rares officiers de sa génération à avoir témoigné, suscitant de nombreux débats. Il est l’auteur du Blog Ne Pas Subir.