Voilà une vérité bonne à rappeler dans le débat actuel. La mission parlementaire que j’ai menée conjointement avec le député Rodrigo Arenas au cours de l’année 2023 a permis d’arriver à cette conclusion : oui, l’Europe est aujourd’hui globalement capable de se nourrir en qualité et en quantité.
Cette réussite, c’est avant tout celle de nos agriculteurs. Si l’Europe se hisse aujourd’hui à la première place du classement des puissances exportatrices de produits agroalimentaires, devant les Etats-Unis ou le Brésil, c’est grâce à la réussite, la diversité et la richesse de nos modèles de production. Alors que se termine le Salon international de l’agriculture de Paris, il faut souligner l’engagement et le travail des paysans qui participent pleinement au rayonnement de la France et de l’Europe dans le monde.
Au cœur de l’actualité, la souveraineté alimentaire est un sujet majeur qui concourt directement à notre capacité d’indépendance stratégique. Alors que l’invasion russe de l’Ukraine a déstabilisé les marchés alimentaires internationaux, il apparaît que les chaînes d’approvisionnement peuvent aussi être des outils d’agression. En soutenant notre puissance agricole et notre souveraineté alimentaire, nous renforçons notre indépendance sur la scène internationale.
Pourquoi l’Europe comme échelle d’étude ? Au cours de nos travaux nous avons pu confirmer que la France est la première puissance agricole de l’Union européenne avec une surface agricole utilisée de 27,4 millions d’hectares. Or, analyser la souveraineté de la France sans regarder au-delà de nos frontières nationales n’aurait que peu de sens. Nous échangeons quotidiennement des ressources avec nos voisins dans le cadre du marché intérieur et nos productions agricoles sont bien souvent complémentaires à celles de nos voisins. À titre d’exemple, les exportations françaises de produits agricoles et agro-alimentaires sont destinées à 57,4 % aux Etats membres, tandis que la part des importations françaises en provenance de l’Union atteint 66,5 %.
Notre rapport souligne également les réussites de la politique agricole commune, et donc des politiques européennes en matière agricole. Sans la PAC, l’Europe ne serait pas en mesure d’atteindre des taux d’auto-approvisionnement aussi élevés pour le blé, la viande de volaille, la viande bovine, les œufs, les cultures sucrières et bien d’autres produits. Néanmoins, nous devons porter un regard lucide sur la nécessaire évolution de la PAC pour adapter nos modèles aux défis que traverse le mode agricole. Aujourd’hui, en Europe, 20 % des bénéficiaires de la PAC captent 81 % des aides directes. Cet état de fait doit être corrigé pour faire émerger un modèle de subventionnement qui soutient la diversité de nos modèles agricoles, ainsi qu’une meilleure péréquation entre les agriculteurs.
Nos travaux ont toutefois mis en avant certaines fragilités. Nous sommes, par exemple, très dépendants des importations extra-européennes pour la production des protéines végétales qui servent de nourriture dans les élevages européens. L’Europe dépend également des importations en éléments chimiques tels que le potassium (K), le phosphore (P) ou l’azote (N) pour la fabrication des engrais et des composants électroniques. Ces vulnérabilités ne sont pas pour autant des fatalités. En mobilisant les instruments règlementaires et financiers de l’Union européenne, nous avons la possibilité de renforcer nos capacités de production dans ces domaines hautement stratégiques.
Si la souveraineté alimentaire à l’échelle européenne est globalement préservée, il existe des disparités entre les différents Etats membres. À l’échelle française nous avons constaté, par exemple, un décrochage important de la production de fruits et légumes. En tant qu’élu du Centre-Alsace, terre de maraîchage, je constate depuis plusieurs années que le nombre d’exploitations maraîchères baisse. De même sur la pêche fluviale, cette pratique autrefois très développée sur le Rhin est en très net recul. Nous devons porter une attention toute particulière et soutenir massivement ces secteurs pour relancer la production et diversifier nos sources d’approvisionnement.
Les agriculteurs sont en première ligne pour affronter les conséquences des changements climatiques. Face au véritable défi que représente la transition de nos modèles agricoles, nos producteurs doivent être davantage accompagnés par l’Union européenne et par les Etats membres. Sur la base du principe « pas d’interdiction sans solutions », nous devons soutenir financièrement la transition en renforcant nos capacités de recherche et d’innovation, pour apporter des solutions techniques concrètes aux producteurs. La prochaine Commission européenne, qui émanera des élections du 9 juin 2024, sera tenue d’inscrire dans ses priorités la définition d’une feuille de route claire, et acceptable par le monde agricole, vers la réduction des produits phytosanitaires.
Préserver notre souveraineté alimentaire suppose également de protéger nos producteurs de la concurrence déloyale. C’est pourquoi je m’oppose, en l’état des négociations, à la signature d’un accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur. Un tel traité fait peser sur notre marché le risque d’une arrivée massive de productions agricoles ne respectant pas les standards économiques, sociaux et environnementaux imposés aux agriculteurs européens. Je salue la position du président de la République à ce sujet qui a réitéré, le 1er février dernier, son souhait de s’opposer à la signature du traité en l’état. À l’avenir, il sera de notre devoir de nous assurer que les traités de libre-échange signés avec nos partenaires comportent des clauses de sauvegarde vertes qui conditionnent l’abaissement des droits de douane européens au respect des règles de l’agriculture durable.
La pérennisation de notre souveraineté alimentaire suppose une solidarité et une complémentarité des modèles européens. Nous devons donc être vigilants sur la concurrence au sein du marché européen. Les règles qui s’appliquent aux agriculteurs français doivent être les mêmes que celles qui s’appliquent aux agriculteurs espagnols et allemands, il s’agit là de bon sens. Nous devons travailler main dans la main avec nos voisins européens pour aboutir à une harmonisation mieux-disante de la règlementation européenne.
La souveraineté alimentaire européenne est une force, un atout que nous devons préserver. Cette souveraineté repose d’abord et avant tout sur les épaules de nos paysans. C’est pourquoi nous devons poursuivre les efforts initiés par le dialogue stratégique sur l’avenir de l’agriculture de la Commission européenne. Nous devons renforcer l’attractivité du métier d’agriculteur, soutenir les leviers de formation et d’accompagnement des jeunes générations qui souhaitent s’engager dans les métiers de la terre ou de la mer. Cet accompagnement doit notamment permettre de soutenir les capacités d’accès au foncier pour les agriculteurs. En parallèle, les Etats européens doivent impérativement veiller à structurer des mécanismes de contrôle des investissements étrangers afin de protéger nos capacités de production européennes.
Nous devons collectivement prendre conscience du fait que nous disposons, en Europe, d’un bien commun précieux : une agriculture riche et diversifiée. Je me réjouis de la volonté du gouvernement d’inscrire le principe de souveraineté alimentaire dans la loi nationale. Il en va de la préservation de notre autonomie stratégique, de notre capacité d’autodétermination sur la scène internationale mais également de notre capacité à faire émerger un modèle plus vertueux, d’abord pour les agriculteurs, ensuite pour les consommateurs. ■
*Auteur avec Rodrigo Arenas du rapport d’information n°2215 sur la souveraineté alimentaire européenne