Ce serait présomptueux de dire qu’en écrivant cet essai durant l’été 2023, j’avais prévu la crise agricole qui a traversé la France et l’Europe en ce début d’année 2024. Et pourtant, c’est bien sur la perception d’un fond de crise larvée que m’en est venue l’idée. Nous sommes le vendredi 28 juillet 2023. Je suis invité à la conférence inaugurale de la foire agricole de Libramont au cœur de la Wallonie, à deux pas de la France, du Luxembourg, de l’Allemagne et des Pays-Bas. Le vétérinaire belge spécialiste des ruminants, Léonard Théron introduit la séance par ces mots : « Parce que je crois sincèrement que notre espèce est mue depuis 160 000 ans par deux énergies essentielles : le besoin de liberté et le besoin de s’alimenter, je suis convaincu que l’agriculture est cette épaisseur impalpable qui nous sépare de la barbarie. C’est par l’innovation que l’agriculture a progressivement éloigné les hommes de la famine, permettant à chacun d’assouvir son besoin de liberté dans le respect de celle d’autrui pour faire société commune ! ». C’est ainsi que j’ai eu l’inspiration d’écrire ce livre sans présager de ce qui se dessinait sûrement déjà.
Il aura fallu 210 jours entre la foire de Libramont et l’ouverture du Salon International de l’Agriculture à Paris le 25 février pour constater que la crise agricole qui couvait dans les campagnes nous obligeait toutes et tous à repenser notre rapport à l’agriculture.
Dans un sondage réalisé par l’IFOP en novembre 2023, la très grande majorité des Français (85 %) considère que les agriculteurs jouent un rôle majeur dans leur alimentation et trois sur quatre (74 %) déclarent leur faire confiance. Pourtant, les agriculteurs se sentent mal aimés. Une des raisons de ce malentendu se trouve dans une vision manichéenne de l’agriculture construite sur des postulats souvent biaisés qui nous ont éloignés des réalités. L’agriculture est plurielle et ce pluriel ne doit pas être matière à comparaison mais à complémentarité pour tracer notre avenir. Ces comparaisons fustigeant les uns, encensant les autres sont une des raisons du malaise agricole.
« Faites-nous confiance, nous ferons le reste », crient les agriculteurs sur les barrages. Sans prétendre que cette confiance doit être aveugle (la confiance n’exclut pas le contrôle), le deuxième catalyseur de la crise agricole est la suradministration. L’agriculture est victime d’un état devenu pathologiquement orwellien en multipliant des injonctions parfois contradictoires. La bureaucratie est devenue un outil essentiellement conçu pour défendre l’administration elle-même. Le désalignement est tel que plus personne ne sait à quelle vision politique les procédures se rattachent. Le slogan « on marche sur la tête » trouve ici tout son sens.
La troisième raison du malaise est bien sûr le revenu et, là aussi, l’approche manichéenne plus ou moins délibérée donne une vision de l’agriculture le plus souvent biaisée. Il n’existe pas de filières qui soient naturellement favorisées et d’autres forcément déshéritées et délaissées. Je connais des éleveurs et des maraîchers qui gagnent bien leur vie et c’est heureux ; je connais aussi des céréaliers ou des viticulteurs qui ont du mal à sortir un revenu et c’est d’autant plus dur pour eux quand les clichés leur renvoient l’image d’un revenu qui se doit d’être confortable.
Produire pour nourrir est la raison d’être de tout agriculteur qui se respecte. Préserver la planète et nourrir en même temps 8 et bientôt 10 milliards d’êtres humains est un vrai défi que l’on peut relever si tant est qu’il soit porté par une vision. Cette vision, c’est de passer d’une agriculture intensive en engrais chimiques et en pesticides à une agriculture à la fois économe dans l’utilisation des intrants et encore plus intensive dans l’utilisation de connaissances. Cette intensification est rendue possible par la maîtrise des technologies qui s’offrent désormais à nous. Nous devons les appréhender en repensant à la fois les politiques publiques, la recherche, la formation, l’industrialisation et à partir des possibilités que nous offrent les nouvelles technologies de la connaissance, du numérique mais aussi des biotechs.
Une rupture dans la manière de construire les politiques publiques est nécessaire. La simplification administrative en agriculture et bien au-delà, ne doit pas être pensée uniquement point par point (même si ce doit être fait à court terme pour redonner la confiance) mais par une refonte totale du système capable de transformer l’état en plateforme. A l’ère de l’IA, est-il légitime d’être encore à se demander quel agriculteur souhaiterait persister à remplir des formulaires à la main en y passant parfois trois jours entiers avec la trouille de se tromper et de construire les procédures sur cette base ? La transition agricole et écologique ne se fera pas sans une profonde réforme de l’état.
La recherche et la formation doivent être repensées pour, là aussi, mieux intégrer la notion de plateforme permettant la rupture des silos et favoriser ainsi la nécessaire interopérabilité des données et des compétences. La notion de communs doit être réhabilitée, le numérique nous y invite si nous savons réaliser l’utopie qu’il porte en germe comme nous propose Daniel Cohen dans « Homo Numéricus, la civilisation qui vient ». L’INRAE et bien d’autres centres de recherche travaillent sur l’édition du génome des plantes. Cette édition doit être utilisable en open source, associée en toute transparence aux nouvelles techniques de sélection, afin de permettre à l’immense majorité des espèces cultivables d’être sélectionnées et d’en exploiter les meilleures variétés. Le champ du possible est gigantesque, nous ne cultivons que quelques dizaines d’espèces sur les 7 à 8000 qui sont comestibles.
Les personnes capables de générer ce futur fertile existent, je les ai rencontrées. Elles sont dans les champs et les étables, elles sont dans les laboratoires et les écoles. Elles sont dans les start-ups de La Ferme Digitale en France, d’Incub’Ivoire à Abidjan, du Technion à Haïfa ou de l’UM6P à Ben Guérir. Partout, je suis allé à leur rencontre. Ce sont leurs histoires qui irriguent les plaines et les pâtures et qui conduisent vers ce monde sans faim. La volonté d’entreprendre et le besoin de confiance les réunissent.
J’ai écrit « Vers un monde sans faim, l’agriculture, là commence notre futur » parce que je suis viscéralement convaincu que c’est l’innovation qui façonne un futur souhaitable et que la réglementation n’est finalement qu’un prétexte à consolider une rente, fusse-t-elle collective. J’ai pris le parti de redonner à ceux qui entreprennent la place qui me semble devoir être la leur. L’intelligence collective de notre agora moderne doit être là pour fixer un cadre acceptable pour dessiner un futur souhaitable à tous, non pour définir des cases règlementaires où l’on tente de faire entrer un futur pensé sur les fondamentaux du passé. Nous vivons la fin d’un monde sans que le suivant ne soit encore défini. Des paramètres nouveaux sont nécessaires pour définir une ère nouvelle qui ne pourra se dessiner à partir de ce qui nous a conduits là où nous sommes, ni même à partir de principes érigés pour s’y opposer. Nous devons tenir compte des nouveaux paramètres qui s’imposent à nous : les limites de notre planète, le développement exponentiel de la population mondiale et les exceptionnelles avancées technologiques qui marquent le passage du troisième millénaire. Un monde est à inventer. Il doit tenir compte de ces trois éléments. Il ne peut être fondé sur les modèles qui nous ont conduits là où nous sommes. L’agriculture y jouera un rôle essentiel et c’est de notre capacité à satisfaire notre besoin de nous nourrir en respectant la terre où nous allons quérir notre pitance, que dépendra notre capacité à nous bâtir un avenir. ■
*Hervé Pillaud est le seul agriculteur à avoir siégé au Conseil national du numérique. Il a exercé de nombreuses responsabilités dans les organisations agricoles. Il vient de publier aux Editions Diateino : « Vers un monde sans faim L’agriculture, là commence notre futur ! » - Préface d’Erik Orsenna