Qu’est-ce qu’un Etat prédateur ? Ne sont-ils que des pays « hostiles » ou peut-il aussi s’agir de pays « amis » ?
Pour identifier ces Etats, il faut bien comprendre de quels types de prédations il est question.
Dans « Les Etats prédateurs », j’ai mené l’enquête sur les investissements étrangers en France et en Europe, et en particulier sur les rachats de nos entreprises stratégiques. Bien sûr, les affaires Alstom, Lafarge, Pechiney, ou en ce moment même Sanofi/Opella ont fait grand bruit. Mais ces entreprises ne représentent que la face émergée de l’iceberg. Au-delà de ces « cathédrales » de l’économie française, il y a toutes les « églises campagne », c’est-à-dire nos PME et ETI, qui sont elles aussi l’objet des convoitises étrangères.
L’essentiel des rachats étrangers était jusqu’à récemment réalisés par des acteurs nord-américains. Mais la donne évolue depuis une quinzaine d’années. Les BRICS, mais aussi Singapour, la Corée du Sud, la Malaisie, la Turquie, les pays du Golfe, sont devenus des acquéreurs fréquents de nos entreprises. Parmi ces pays, certains sont nos alliés, d’autres, comme la Chine, sont des rivaux stratégiques et peuvent représenter une menace.
Qu’est-ce qu’il y a de différent ou d’inquiétant dans cette nouvelle vague d’investissements ?
Les investissements provenant de ces puissances émergentes sont souvent l’œuvre d’acteurs publics. Dans les années 1990, ces pays avaient largement privatisé leur économie. L’Etat battait en retraite, y compris en Chine. Mais à partir des années 2000, ils ont décidé de redonner un rôle majeur à l’Etat actionnaire. L’État est devenu un investisseur de premier plan avec un goût prononcé pour les marchés étrangers, notamment occidentaux. Entreprises publiques et fonds souverains sont ainsi devenus des véhicules privilégiés de conquête internationale. Des bras armés de leur gouvernement ?
Quand un Etat investit à l’étranger, il ne représente pas la même menace qu’un fonds ou qu’une multinationale privée. Bien sûr, dans la majorité des cas, leurs investissements répondent à de simples logiques financières. Ils cherchent du rendement sans volonté d’influence directe sur les entreprises qu’ils acquièrent. Mais ces investisseurs publics tendent aussi, de façon croissante, à promouvoir leurs intérêts politiques par des acquisitions ciblées.
Quels sont les cibles prioritaires de ces Etats prédateurs ?
Par leurs investissements publics, les puissances étrangères peuvent chercher à accroitre leur autonomie stratégique (comme Singapour ou l’Arabie Saoudite dans l’agroalimentaire), renforcer leurs alliances (comme le Qatar en France), mais aussi construire leur domination stratégique sur les nations rivales notamment occidentales (comme la Chine dans les métaux critiques ou l’électronique). Quand ces Etats prennent un poids critique dans certains secteurs vitaux de notre économie ou qu’ils prennent le contrôle d’infrastructures critiques, ils se dotent d’un levier d’influence ou de menace géopolitique. En Europe, les réseaux électriques et gaziers d’une partie du sud du continent ainsi que quatorze ports sont, par exemple, passés sous pavillon chinois. Dans un certain nombre de cas, des opérationnels chinois ont été nommés aux postes stratégiques de ces entreprises…
Les Etats prédateurs peuvent aussi chercher à prendre le contrôle de nos meilleurs atouts industriels et technologiques. On l’a vu particulièrement en France dans la santé, l’automobile, l’aéronautique, la photonique ou encore la machinerie industrielle. Les fabricants de composants technologiques, les détenteurs de brevets et de capacité de R&D, sont préférés aux acteurs les plus visibles de leur secteur. Cela constitue une menace à notre prospérité collective, à notre emploi et notre croissance.
Existent-ils des fonds souverains dont il faut particulièrement se méfier ?
Les fonds souverains chinois sont à bien des égards les plus menaçants, et notamment le CIC qui gère à lui seul plus de 1 300 milliards de dollars.
Mais il ne faut pas sous-estimer les velléités des investisseurs publics venus du reste du monde. Les types d’outils développés par Pékin essaiment un peu partout en Asie et au Moyen-Orient, y compris dans des pays considérés comme ultra-libéraux, tels que Singapour. Leur puissance de feu se compte souvent en centaines de milliards de dollars.
Comment se protéger et se prémunir de ces Etats prédateurs ?
Une première mesure consisterait à exiger des investisseurs publics une transparence sur les opérations durables qu’ils réalisent à l’étranger. C’est une règle que s’applique par exemple le fonds souverain norvégien, le GPFG. Cette mesure à porter collectivement au niveau international (par exemple au FMI) aurait le mérite de favoriser des échanges financiers ouverts et pacifiés.
Par ailleurs, la France s’est dotée d’un dispositif de filtrage pour entraver les investissements étrangers les plus menaçants. Si l’administration française étudie, relativement aux flux d’IDE entrants, un nombre élevé de dossiers d’investissement, elle manque cruellement de capacité de suivi des conditions qu’elle impose à certains investisseurs. De plus, le dispositif français n’est pas autorisé à filtrer les investissements sur la base du simple intérêt économique national (mais seulement sur la base des atteintes à l’ordre public, à la sécurité publique ou aux intérêts de la défense nationale dans les secteurs stratégiques). Cette approche restrictive – commune en Europe – semble regrettable quand les Américains, les Canadiens, les Australiens, les Japonais, et bien d’autres, se sont autorisés à défendre, à travers leur dispositif, leurs intérêts économiques, c’est-à-dire leurs savoir-faire d’exception et leurs innovations.
Peut-on parler aujourd’hui d’une prise de conscience de nos politiques ? A-t-on vu une évolution des mentalités ces dernières années ?
L’Affaire Alstom, dans laquelle Arnaud Montebourg s’est illustré par sa lucidité, a représenté une première étape en 2014-2015. La prise de conscience se poursuit de façon transpartisane, mais encore assez lentement. A droite, Olivier Marleix s’est également intéressé de près au sujet.
Dans l’opinion publique, le sujet est paradoxalement beaucoup plus mûr car émotionnel. Nombreux sont les Français qui ont vu autour d’eux fermer des usines à la suite de rachats étrangers. Mais appréhender ce sujet reste complexe et les politiques doivent s’y investir sans démagogie.
Et Doliprane ?
Cette affaire a le mérité de réveiller la classe politique. Mais, ne nous y trompons pas, elle a surtout fait du bruit car la marque est connue, le produit est symbolique. Il serait regrettable que l’attention retombe après, alors même que les prédations - dans des secteurs parfois plus stratégiques que le paracétamol - se poursuivent dans l’ombre ! ■
Les Etats prédateurs
Le fiasco de la vente d’Alstom en 2014, la pandémie et la guerre en Ukraine auraient ouvert les yeux de nos dirigeants sur nos vulnérabilités économiques et nos dépendances stratégiques. À vrai dire, ces derniers en ont été, depuis trente ans, les naïfs organisateurs, d’abord bercés dans l’utopie de la « mondialisation heureuse », puis paralysés par la crainte de se couper des capitaux étrangers.
Mais le péril le plus grand est encore devant nous. Dans l’ombre, des États prédateurs – Chine en tête, mais aussi d’autres pays asiatiques et du Golfe – se sont dotés d’armes de guerre économique d’un nouveau genre. Ces armes, ce sont leurs fonds souverains et leurs entreprises publiques. Jadis de simples outils à vocation domestique, ils sont devenus de véritables instruments de conquête internationale.
En partant du port du Pirée, racheté en 2016 par un armateur public chinois, François-Xavier Carayon a mené l’enquête dans les méandres financiers de la mondialisation. Il a remonté le cours des discrètes prises de contrôle des infrastructures critiques européennes, de nos technologies les plus prometteuses et de nos fleurons industriels. Pour les nouvelles puissances, il n’est pas question d’une simple quête de rentabilité… Autonomie stratégique, domination géopolitique, suprématie économique : voilà les ambitions, résolument politiques, des États prédateurs et de leurs bras armés.
Alors que nous approchons du point de non-retour, cet ouvrage est un cri d’alarme, un appel à la lucidité et au courage. Sans sursaut, l’Europe sera condamnée au déclassement et à la servilité…
Fayard – 360 pages