“Un défi existentiel” n’hésite pas à déclarer l’ancien patron de la Banque centrale européenne (BCE) Mario Draghi venu présenter son rapport sur la compétitivité européenne à la Commission européenne en présence d’Ursula von der Leyen qui a sollicité ce rapport.
Le constat est simple : l’Europe doit se réveiller et réaffirmer sa puissance face à ses grands concurrents de toujours (et plus que jamais) les Etats-Unis et la Chine. En une vingtaine d’années, l’écart du PIB entre l’UE et les Etats-Unis est passé de 15 % en 2002 à 30 % en 2023. « Le revenu disponible réel par habitant a augmenté presque deux fois plus aux États-Unis qu’en Europe depuis 2000 » insiste l’ancien directeur de la BCE. Des écarts qui s’expliqueraient à 70 % par le différentiel de compétitivité entre les deux blocs. « Si l’Europe ne parvient pas à devenir plus productive, nous serons contraints de faire des choix. Nous ne pourrons pas devenir à la fois un leader des nouvelles technologies, un modèle de responsabilité climatique et un acteur indépendant sur la scène mondiale. Nous ne pourrons pas financer notre modèle social. Nous devrons revoir à la baisse certaines, voire toutes nos ambitions. C’est un défi existentiel » a-t-il asséné sûr de lui.
En perte de vitesse, « l’Europe doit donc regarder plus loin et déterminer comment rester compétitive ». Et pour Mario Draghi cela passe par une série de mesures fortes qui ne plairont évidemment pas à tout le monde.
Avant tout, « l’Europe ne doit pas renoncer à développer le secteur des technologies » même si certains secteurs comme l’informatique dématérialisé sont, à ses yeux perdus, « perdus » face à la concurrence mondiale. « Il est important que les entreprises européennes gardent un pied dans les domaines où la souveraineté technologique est nécessaire » insiste-t-il. Il plaide notamment pour investir largement dans l’Intelligence artificielle (IA) tout en augmentant la capacité de calcul de l’IA dans les centres européens dédiés. Il propose encore la création d’un « modèle d’IA fédéré » associant infrastructures publiques et privées. Pour faciliter l’intégration de l’IA dans différents secteurs stratégiques (automobile, robotique, énergie, télécommunications, agriculture, aérospatiale, défense, prévisions environnementales, industrie pharmaceutique et santé), Mario Draghi veut « un plan de priorités verticales de l’IA ». « La principale raison pour laquelle la productivité de l’UE a divergé de celle des États-Unis au milieu des années 1990 est que l’Europe n’a pas su tirer parti de la première révolution numérique menée par Internet » rappelle-t-il en guise d’avertissement.
Autre dada de l’ancien patron de la BCE, la mise en place d’un « plan pour la décarbonation et la compétitivité ». « La décarbonation offre à l’Europe l’occasion de faire baisser les prix de l’énergie et de prendre la tête des technologies propres (« clean tech »), tout en renforçant sa sécurité énergétique » poursuit l’Italien qui n’hésite pas à pointer « le potentiel élevé » de certaines régions européennes dans le domaine des énergies renouvelables et dans lesquelles l’Europe est « leader en matière d’innovation. Chacune des régions devant alors mettre l’accent sur les technologies pour lesquelles elle est en avance » souligne le rapport.
La productivité passe aussi par l’autonomie stratégique, notamment dans le domaine des matières premières essentielles pour lesquelles les Vingt-Sept sont « très dépendants de l’extérieur ». Or, « nombre de ces dépendances pourraient devenir des vulnérabilités dans une situation où le commerce se fragmenterait selon des lignes géopolitiques » prévient-il. Mario Draghi défend alors dans son rapport l’idée d’une « politique économique étrangère » tout en créant une « plateforme européenne des matières premières critiques » qui serait chargée de regrouper les demandes des Etats européens pour des achats groupés et de gérer les stocks.
Face à la montée des désordres, la défense européenne doit devenir une priorité. « La détérioration des relations géopolitiques crée également de nouveaux besoins en matière de dépenses de défense et de capacité industrielle de défense » lit-on dans le rapport qui plaide pour une hausse des investissements dans la R&D. Autre piste évoquée, celle de la mise en œuvre de « projets de défense d’intérêt commun européen ».
Mais pour l’ensemble de ces propositions, il faut des financements, beaucoup de financements. Mario Draghi qui pointe « une structure industrielle statique qui produit un cercle vicieux de faible investissement et de faible innovation » note encore qu’« Il n’y a pas d’entreprise européenne avec une capitalisation boursière supérieure à 100 milliards d’euros qui ait été créée from scratch (en partant de rien) au cours des cinquante dernières années, alors qu’aux États-Unis les six entreprises valorisées à plus de 1 000 milliards d’euros ont toutes été créées au cours de cette période ». Aussi, calculette en main, l’ancien directeur de la BCE chiffre l’investissement supplémentaire minimum à 750-800 milliards d’euros, soit 4,4-4,7 % du PIB de l’UE en 2023. Et pour réunir cette somme pourquoi ne pas puiser dans le portefeuille des Européens puisque ceux-ci « disposent d’une épargne abondante ». « Mais à l’heure actuelle, cette épargne n’est pas canalisée efficacement vers des investissements productifs » regrette-t-il. Et pourquoi pas sinon, la piste de l’endettement commun européen mais vu seulement comme un « instrument limité et non un objectif en soi ». Une idée qui est loin de faire l’unanimité. Si la France n’est pas contre, l’Allemagne ou les pays nordiques y sont plutôt opposés.
Pour mettre en oeuvre ces idées parfois radicales, Mario Draghi juge nécessaire que l’Union européenne se remette en question, notamment en termes de gouvernance. « Les règles de prise de décision de l’UE reposent sur une logique interne valable - parvenir à un consensus ou au moins à une large majorité - mais elles semblent lentes et lourdes en comparaison avec les développements qui se produisent à l’extérieur » regrette Mario Draghi dans son rapport. Un mode de fonctionnement qui n’est pas sans conséquence dans les prises de décisions et surtout dans l’application de ces décisions – il faut « en moyenne 19 mois pour adopter de nouvelles lois ». Pour pallier à ces difficultés, l’ancien patron de la BCE propose alors que le vote à la majorité qualifiée soit étendue à davantage de domaines au sein du Conseil de l’UE en étendant l’utilisation de la clause dite « passerelle » qui permet d’accélérer le processus de décision du conseil notamment face à un risque de véto d’un Etat membre.
Enfin, Mario Draghi propose la création d’un nouveau vice-président commissaire à la Simplification administrative qui serait en charge de procéder à la simplification des très nombreuses règles administratives et réglementaires ayant cours à Bruxelles.
Pour l’ancien président du conseil italien, l’Europe doit agir et agir maintenant si elle veut faire face aux défis auxquels sont confrontés l’industrie et les entreprises du marché unique. « l’Europe entre dans une période sans précédent de son histoire, où un changement technologique rapide et des transitions sectorielles se combineront avec une population en âge de travailler en diminution » avertit un Mario Draghi conscient des enjeux.
Les conclusions du rapport contribueront aux travaux de la Commission sur un nouveau plan pour la prospérité et la compétitivité durables de l’Europe indiquent les services d’Ursula von der Leyen. Et en particulier, à l’élaboration du nouveau Pacte industriel propre pour des industries compétitives et des emplois de qualité, qui sera présenté dans les 100 premiers jours du nouveau mandat de la Commission. ■