L’un des premiers reproches adressé à la Commission européenne est sans aucun doute sa volonté tenace de légiférer à tout bout de champs, sur tout et rien. Mais peut-il en être autrement lorsque que l’on voit le nombre de défis majeurs auxquels elle doit faire face : guerre en Ukraine, transition écologique, migrations… Si à la fois les attentes des citoyens sont « très fortes », les mêmes jugent l’Union européenne « technocratique, lointaine et peu efficace ». « On lui reproche un processus de décision opaque et peu démocratique, une déconnexion des réalités du terrain, une réglementation excessive et complexe qui pèse sur les États et les collectivités territoriales et qui nuit à la compétitivité des entreprises, ainsi que le dénonce Mario Draghi dans son rapport paru en septembre 2024. ».. expliquent en chœur les trois sénateurs missionnés. Dès lors, peut-on réellement parler d’une dérive normative et technocratique de l’Union européenne ? Alors que l’Union européenne a un rôle essentiel à jouer pour répondre aux nombreux défis du moment, comment rendre l’action de l’Union européenne plus légitime, plus efficace et mieux admise par les citoyens ? s’est demandée la commission européenne du Sénat qui, inquiète de la montée des populismes, a voulu s’enquérir de la réalité (ou pas) des reproches et ce en vue de se prémunir d’une trop grande défiance.
Faut-il s’en étonner ? Dès les premières pages du rapport, on découvre (pas vraiment) que le premier mandat d’Ursula von der Leyen à la présidence de la Commission européenne a été marqué par une « une intense activité normative » que les sénateurs appellent pudiquement « volontarisme européen ». Entre 2019 et 2024, pas moins de 13 000 textes ont été adoptés contre 5 500 sur la même période aux Etats-Unis. Il faut cependant bien admettre que la période n’a pas été avare en événements majeurs sur lesquels il fallait bien agir (Covid-19, crise migratoire, guerre en Ukraine, transition, écologique et numérique…). « L’Union européenne a donc été amenée à multiplier les formes d’intervention, souvent en urgence, avec notamment un programme d’achat groupé de vaccins contre le Covid-19 ou le recours à l’emprunt pour mettre en place un grand programme de relance au niveau européen » soulignent les sénateurs. Le rapport s’inquiète notamment de certains textes comme ceux instaurant un devoir de vigilance des entreprises en matière environnementale, interdisant la commercialisation en Europe de produits issus de la déforestation ou encore le règlement sur la gestion des déchets et des emballages, qui ont imposé « de fortes contraintes aux États membres, aux collectivités territoriales et aux entreprises, notamment les PME ». Ne parlons pas, actualité oblige, des mesures législatives prises en dépit du bon sens, parfois contradictoires ou difficiles à concilier, et subies par des agriculteurs fatigués par autant de normes.
Le rapport pointe également l’utilisation excessive par la Commission européenne de certaine facilités législatives avec « une préférence croissante pour les règlements plutôt que les directives plus respectueuses de la diversité nationale, ainsi qu’un volontarisme exécutif de la Commission se traduisant par un recours abusif aux actes d’exécution ou aux actes délégués ». La Commission européenne qui a le monopole de l’initiative n’est pas la seule responsable de cette inflation normative. Le Conseil et le Parlement européen – en tant que co-législateurs – ont également une part de responsabilité. Sur la sellette aussi la Cour de justice de l’Union européenne qui « peut contribuer, par son interprétation des règles européennes, à l’extension des compétences de l’Union européenne, heurtant parfois la souveraineté des États ». Les agences européennes dont certaines sont pourvues d’un pouvoir réglementaire, « soulèvent aussi des questions en termes de légitimité et de gouvernance » notent les sénateurs.
Ici comme ailleurs, les institutions européennes semblent avoir conscience de cette inflation législative tout en souhaitant « mieux légiférer ». En théorie mais moins en pratique. Sur la question, de nombreuses initiatives ont été prises ces vingt dernières années reconnaissent les élus qui en listent quelques-unes comme l’obligation de présenter une étude d’impact pour toute nouvelle proposition législative, la création d’un comité d’examen de la réglementation ou la règle « une norme nouvelle, une retirée » (« one in, one out »). Pour autant, soulignent-ils, toutes ne sont pas respectées. Loin de là.
Et que dire du principe de subsidiarité et de proportionnalité ? Le principe de subsidiarité, qui définit dans quelles conditions donner à l’action de l’Union priorité sur celle des États membres dans le champ des compétences partagées entre eux, s’impose à toutes les institutions européennes au titre de l’article 5 du traité sur l’UE. Avec son corollaire, le principe de proportionnalité, c’est un gage d’efficacité et de démocratie : il assure que l’action européenne apporte une plus-value par rapport à celle des États membres et n’excède pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs poursuivis, rappellent les élus. Or, si le traité de Lisbonne a confié un « rôle de gardien » du respect de ces principes aux Parlements nationaux, avec un mécanisme de « carton jaune » voire « orange » ou « rouge » pour « alerter les institutions européennes en cas d’entorse à ces principes », « ce mécanisme s’est révélé décevant en pratique : depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, il y a quinze ans, seulement trois textes ont donné lieu à un « carton jaune » » déplorent les sénateurs.
Le rapport ne dresse pas qu’un simple constat, il fait aussi un certain nombre de propositions.
Les sénateurs suggèrent avec insistance que toutes les propositions législatives de la Commission européenne soient accompagnées « d’une étude d’impact répondant à certaines exigences de qualité ». Il serait aussi utile, proposent-ils, « de prévoir de manière systématique, une évaluation ex post quelques années après l’entrée en vigueur d’un acte normatif, afin de vérifier notamment si les objectifs ont été atteints, ce qui implique d’insérer une clause de rendez-vous dans chaque acte législatif ».
Alors que nombre d’entreprises, souvent des PME, se plaignent des contraintes normatives pesant sur elles, les sénateurs voudraient alléger comme Mario Draghi le suggère lui aussi, le « fardeau réglementaire » pesant sur les entreprises européennes. Selon lui, trois textes pèsent aujourd’hui lourdement sur la compétitivité des entreprises européennes : le règlement général sur la protection des données (RGPD), le devoir de vigilance des entreprises et l’interdiction de produits issus de la déforestation. « La charge réglementaire pesant sur les entreprises européennes est élevée et continue de croître, mais l’Union européenne manque d’une méthodologie commune pour l’évaluer » pointe encore l’ancien président de la Banque centrale européenne. « Sans renoncer à ses ambitions, l’Union européenne devrait à cet effet introduire un « test de compétitivité » et renforcer le « test PME » dans les études d’impact, en amont de l’adoption de tout nouvel acte européen » ajoutent-ils. Selon BusinessEurope, l’organisation qui représente les entreprises au niveau européen, « entre 2017 et 2022, l’Union européenne a imposé un total de 850 nouvelles obligations aux entreprises, représentant plus de 5000 pages de législation, qui ajoutent une charge supplémentaire pour les entreprises ». Selon une autre étude, les charges administratives de l’UE représentaient en 2014 un coût annuel de l’ordre de 150 milliards d’euros, soit 1,3 % du PIB européen. ■
*Dérive normative de l’Union européenne - Rapport d’information n° 190 (2024-2025), déposé le 4 décembre 2024
UE : 13 000
USA : 5 500
Textes adoptés entre 2019 et 2024