La campagne présidentielle de 2016 marque une rupture dans l’histoire politique américaine. De nouveaux thèmes abordés, de nouvelles manières de s’exprimer, des stratégies de ruptures inédites signent la fin d’un cycle historique, la fin de problématiques dont seuls les Américains se saisissaient. A droite comme à gauche, cette campagne aura été marquée par la peur, le repli et la colère. Il ne reste plus que des budgets faramineux dépensés dans cette campagne pour trouver encore une différence entre l’Europe et l’Amérique. Le « client-électeur » formule des demandes auxquelles les élites, « l’establishment » des partis ne répondent plus. Ce « divorce » avec les élites explique le succès de Donald Trump et aussi, en partie, celui de Bernie Sanders. Désormais, parce que les nombreux défis posés à l’Amérique ressemblent à ceux qu’affrontent les Européens, il était inévitable que les réponses proposées par les candidats soient similaires. Cette campagne possède plusieurs caractéristiques :
Une campagne de peur : peur du déclassement, peur de la paupérisation de la part d’une classe moyenne dont l’ascension sociale, pour la première fois depuis la création des Etats-Unis, semble moins assurée que le passé.
Une campagne de repli, ensuite : le messianisme des Pères fondateurs a disparu des discours des candidats à la présidentielle qui distillent des valeurs qui ne font plus écho qu’en Occident, actant de fait le relativisme culturel et moral qui le frappe.
Une campagne de colère, enfin, colère principalement dirigée contre les élites. A l’exception notable d’Hillary Clinton, les trois autres prétendants à l’investiture encore en lice jusqu’au début du mois de mai 2016 – Bernie Sanders, Ted Cruz et Donald Trump – partagent la particularité d’être « hors système », en marge de « l’establishment » de leurs partis respectifs et de s’assumer comme tels. Une première en Occident. Les difficultés rencontrées par Hillary Clinton pour s’imposer à gauche proviennent du fait que les jeunes, comme on l’a vu dans le New Hampshire, les Latinos, comme on l’a constaté dans le Nevada, et plus globalement tous ceux qui se sentent en marge de la société américaine et exclus de la mondialisation, ont préféré la candidature de Bernie Sanders. Dans un contexte d’anti-intellectualisme, seule la frange des Américains éduqués, plutôt âgés, et insérés dans une mondialisation heureuse soutiennent sans réserve l’ancienne First Lady. La même opposition entre « inclus » et « exclus » de la mondialisation fractionne le paysage politique à droite.
L’immigrant et le musulman font l’objet d’une stigmatisation à droite. Mais on trouve aussi à gauche, au travers d’une critique de la mondialisation ou de la finance « hors sol », un rejet du capitalisme internationalisé, une peur de la montée en puissance de la Chine et une critique acerbe de ces pays qui profitent des délocalisations américaines du fait des salaires à bas-coûts. Le basculement idéologique est considérable.
Au cœur du logiciel des trois candidats, Trump, Clinton et Sanders, encore susceptibles de l’emporter au mois de novembre prochain, la lecture “européenne” de la campagne américaine est frappante. Chez Donald Trump, aucune allusion aux débats traditionnels à droite aux Etats-Unis sur l’avortement ou la peine de mort. Le milliardaire américain avance ses pions dans des domaines inédits. Il parle d’immigration, de paupérisation et de déclassement social, de déclinisme économique davantage que moral et de trahison des élites. Sur l’immigration, les arguments avancés par Trump marquent une rupture fondamentale avec la tradition d’accueil américaine selon lequel tout immigrant était destiné, dans le temps d’une génération, à donner au pays de nouveaux petits Américains. En économie, il remet en cause la mondialisation, dont il dénonce les méfaits qui frappent la classe moyenne, avec un succès inédit dans le pays qui en a le plus profité. Enfin, par son style, il s’affranchit du langage du politiquement correct dans une Amérique qui en a inventé tous les codes. Trump s’aligne parfaitement sur les thématiques des partis populistes européens.
Chez Hillary Clinton, en dépit des mouvements comme Occupy Wall Street, qui ont réactivé la thématique de la lutte des classes, le discours, très « maternant », se concentre moins sur les avancées sociétales que sur les droits des individus. Hillary Clinton pousse à l’extrême un clientélisme communautariste où l’acceptation de la « différence » prime sur la quête d’un meilleur pouvoir d’achat. Elle incarne cette “nouvelle gauche”, née dans les campus américains des années 60 mais qui avait surtout connu le succès auprès des partis sociaux-démocrates européens. Le slogan de l’ex First Lady : “Hillary is fighting for you” (Hillary se bat pour vous) assume cette mise en segmentation de la population américaine, cette individualisation de la quête hédoniste, où chaque “communauté” reçoit son message spécifique.
La gauche traditionnelle américaine est néanmoins présente dans cette campagne. Elle connaît également des bouleversements étonnants. Si Bernie Sanders reprend à son compte l’antienne de la lutte des classes, le combat des riches contre les pauvres, son positionnement apparaît comme résolument novateur car le sénateur du Vermont en appelle à l’intervention de l’Etat pour lutter contre les inégalités sociales, alors même que la gauche américaine, sous la férule tutélaire de Noam Chomsky, avait toujours bâti sa spécificité vis-à-vis de ses sœurs européennes sur une méfiance instinctive à l’égard du rôle de la puissance publique.
Sanders capitalise également sur le succès des mouvements « d’indignés » à l’américaine, comme Occupy Wall Street ou le mouvement des 99 Percent, sur cette partie de l’opinion publique américaine qui considère que l’enjeu politique majeur est celui de la captation des richesses par une minorité de « parasites » qui détruisent emplois et services publics, par les fameux « One Percent ». Jamais aux Etats-Unis, ne s’était développée une remise en cause aussi radicale du système capitaliste financier.
L’Amérique adopte donc des réflexes et une posture qui la rapproche de ce que connaît l’Europe. Avec une gauche divisée entre un pôle social-libéral, axé sur une vision sociétale du progrès humain, et un pôle radical qui entend imposer les inégalités sociales comme la mère de toutes les batailles ; et une droite profondément divisée entre une aile modérée inaudible et démonétisée et une aile populiste et radicale qui axe son discours sur le rejet des élites et des immigrés, les Etats-Unis ne semblent plus être en mesure de porter une parole singulière au reste du monde.
La parenthèse Obama, axée sur la promesse de 2008 en l’avènement d’une société “post-racialiste” selon l’un des thèmes de sa première campagne, risque de se refermer sur la même incertitude que connaît une Europe sans pilote depuis une décennie au moins.
Quel que soit le prochain président des Etats-Unis, 2016 a consacré la défaite des thèses et des thèmes exclusivement américains. Le futur chef de l’Etat devra façonner le paysage politique d’un pays sans ses traditionnelles boussoles.
Si Trump l’emporte, l’Amérique expérimentera un populisme d’extravagance et de boursouflures. Le milliardaire fera-t-il ce qu’il a promis, notamment sur ses promesses les plus outrancières et irréalistes, comme la construction de ce mur avec le Mexique ? Au-delà du fait que les pouvoirs présidentiels aux Etats-Unis sont bien moindres qu’en France, par exemple, il est plausible que la volonté de Trump lui fera défaut. En revanche, sur des sujets moins médiatiques mais essentiels, comme la guerre aux délocalisations industrielles ou bien le rééquilibrage des relations entre l’Amérique et Israël, il pourrait surprendre par son audace. Mais dans tous les cas, une victoire de Trump rendrait illisible la lecture de la mythologie américaine pour le reste du monde. Peu de chance, en effet, qu’avec Donald Trump à sa tête le pays suscite toujours autant d’admiration et d’envie.
Si Hillary Clinton l’emporte, c’est la « nouvelle gauche » qui, en dépit de Occupy Wall Street l’aura emporté. Candidate du “système” malgré elle, l’ex-première dame mènera une politique orthodoxe, que ce soit en politique intérieure – en octroyant de nouveaux droits aux individus - ou en politique étrangère comme son passage au Département d’Etat l’a démontré. Mais comme avec Donald Trump, la surprise est possible. En tant que première femme présidente des Etats-Unis, elle peut, à l’instar d’une Angela Merkel, incarner une façon différente de faire de la politique. Son obstination légendaire peut lui permettre de peser davantage que ne le fait Obama sur certains sujets brûlants. Son inimitié connue avec Vladimir Poutine peut donner, paradoxalement, des résultats prometteurs, car obligeant les deux leaders à trouver des terrains d’entente.
L’élection présidentielle de 2016 annonce une nouvelle page de l’histoire politique des Etats-Unis et la fin d’une certaine exception. L’enjeu de cette campagne sera de déterminer quelle sera la nature de ces changements et quelles seront les conséquences de la victoire d’un camp ou d’un autre. Dans tous les cas, l’Amérique n’aura jamais autant ressemblé à l’Europe. ■
* Olivier Piton est avocat en droit public français, européen et américain. Il a collaboré auprès de trois ambassadeurs de France aux Etats-Unis sur les affaires publiques et les relations gouvernementales. Il a créé et dirigé la cellule de stratégie d’influence de l’ambassade de France à Washington DC de 2005 à 2010. Depuis 2014, il est le président de la Commission des Lois à l’Assemblée des Français de l’étranger (AFE).
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